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Érotique de la vie domestique
Nolwenn PétoinLa vie domestique est-elle vraiment une morne routine dont il n’y a rien à dire, ou bien peut-elle se révéler “Far-West intérieur”, théâtre silencieux d’aventures sensibles ?
Révélé à la lumière noire du zen, le foyer dévoile sa puissance initiatique…
Une érotique ?
Une “érotique” de la vie domestique, ce n’est pas exactement une “philosophie” de la vie domestique, et la différence réside dans la place accordée à la sensibilité.
Là où une philosophie de la vie domestique se serait inscrite dans le paysage académique traditionnel, balisé par l’objectivité, éclairé par la rationalité, structuré par la logique, une érotique de la vie domestique pouvait se permettre d’envisager d’autres perspectives, instruments et méthodes…
Le cœur de ma réflexion, c’est d’abord le désir de cette vie domestique, qui n’a rien d’évident.
Difficile de désirer étendre le linge ou laver la vaisselle, difficile de désirer la routine, et de danser avec autant d’enthousiasme, semaine après semaine, le quadrille de l’agenda familial… Mais c’est bien là que nous vivons, sur la pente sisyphéenne du quotidien, et comme Thoreau dans son expérience à Walden, je suis obsédée par l’urgence de ne pas passer à côté de la vie en la reportant toujours à plus tard – quand j’aurai fini ceci, quand je me serai débarrassée de cela...
Jamais nous ne cherchons la profondeur de l’existence dans le tranchant du couteau qui détaille le brocoli, dans le parfum domestique de la lessive qu’on sort du tambour, le trajet qui mène de la boulangerie à la maison ou l’épluchage d’une clémentine. Nous vivons exilés et nous nous consolons en espérant : ouverts par devant, éventrés par le futur, dans l'hémorragie d’une vie qu’on laisse perdre avec impatience. [...] J’ai voulu envisager la vraie ici aussi, dans les plis du quotidien le moins flamboyant, dans ce qu’on a appris à considérer comme étant le plus aliénant et le moins épanouissant.
Corps & animalité
La vie domestique se déploie à partir et en direction du corps, qu’il faut chaque jour soigner, laver, nourrir.
La manière dont elle joue et répète en nous la partition têtue de notre animalité est la raison pour laquelle elle est facilement négligée et vaguement méprisée – comme tout ce qui relève de ce que les anglo-saxons appellent “care”. Nous pensons que l’essentiel se joue ailleurs : dans le monde et sa transformation, sous le regard social, dans les projets et la reconnaissance.
Pourtant, cette “animalité” qui est la nôtre, pourvu qu’on l’estime à sa juste valeur, se révèle capable d’une profondeur initiatique surprenante, propre à engendrer quelques expériences existentielles et pour ainsi dire alchimiques, des plus profondes.
Vers le silence
De la vie domestique, il semble qu’il n’y a rien à dire, et d’une certaine manière, c’est bien ce que je pense : son étoffe, toute de répétition et de micro-variations, ne se prête à aucune trame narrative. Il n’y a rien de bien épique à raconter, à propos du roulis monotone de la vie quotidienne.
Mais ce silence de l’action, on gagnerait à ne pas le négliger : c’est en lui que germe tout un jardin de sensations, de gestes, de postures et de pensées.
La soif de l’aventure ne s’étanche pas à l’eau de l’ordinaire parce qu’elle n’a rien à dire de l’ennuyeux lot commun de tout ce qui vit, du biologique en nous qui demande sans fin à être lavé, nourri, soigné, entretenu. Dans le mode narratif de l’existence, le corps ordinaire, vaquant aux tâches quotidiennes, n’occupe jamais que deux places : celle du prélude où le héros végète avant que l’aventure ne le prenne, ou bien celle de la conclusion et du retour au repos désormais bien mérité. Alors il n’y a rien à dire et c’est ce qui clôt l’histoire. Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. The end.
La pratique domestique : un genre de yoga
Ce livre est d’abord un “journal de pratique”, et c’est sans doute à cette idée d’une “pratique domestique”, que je tiens le plus.
Elle signifie que je conçois le théâtre domestique comme un lieu où la dignité et la richesse de l'existence peuvent s’expérimenter et se goûter, et non seulement comme le lieu de corvées qu’on est bien forcé de faire, tandis que la vraie vie serait ailleurs.
Si l’on réussit à ignorer les calomnies du patriarcat, qui identifie et méprise d’un seul et même mouvement le domestique et le féminin, et si l’on décide, à l’inverse, de se mettre à l’école domestique, alors il devient possible d’expérimenter, d’apprendre et de jouer.
Il devient possible de pratiquer la vie domestique comme un yoga : en cherchant à explorer les postures qu’on prend, à comprendre ce qui fait mal, à apprivoiser les étirements et à jouir des variations de perspectives et de sensations.
À l’école domestique, on s’ennuie et on s’active, on contemple le fond des tasses de thé et on fait le ménage. On prend soin de soi et de ceux qu’on aime. C’est un jardin intérieur, où l’on cultive des gestes, des postures et des pratiques, des pensées, mais très peu d'actions. La paix qu’on y cherche ne se fait jamais contre le corps parce qu’il en est la boussole, l’instrument et le lieu naturel.
La pratique domestique n’est pas une joie de tous les instants, et le désir n’y est pas toujours facile à éveiller - sans parler du plaisir…
Je ne cherche pas à peindre le tableau idéal d’un quotidien facile et toujours ensoleillé. La pratique a ses ambivalences, ses nuits obscures : ses “asanas sombres” où l’existence durcit comme une pierre, et où les pensées prennent une saveur amère.
Cela aussi il faut en parler, le vivre pleinement, le traverser et le laisser enseigner. Dans le yoga domestique, postures et impostures sont toutes et toujours bonnes à prendre, même si elles ne sont pas aussi agréables à vivre les unes que les autres.
Contre le suprémacisme de l'action
A partir de cette pratique résolument incarnée, qui fait le plus grand cas de la sensibilité et de la chair, bien loin d’y repérer la source d’entraves, d’obstacles, d’obscurités ou de difficultés que la philosophie aiderait à dépasser
la deuxième partie de ce livre développe un petit système philosophique.
Contre le suprémacisme de l’action
, qui ne sait accorder de valeur qu’à ce qui est visible, estime la valeur d’un individu à sa capacité à s’activer, et n’accorde d'intérêt qu’à ce qui est susceptible d’être narré, je cherche à développer une considération pour l'inénarrable :
Cette pratique domestique, capable de contester le monopole existentiel du suprémacisme de l’action et de lui opposer un contre-pouvoir intérieur, est une pratique du soin. Là où l’action est essentiellement prise et emprise – sur les choses, sur les autres, sur soi –, le soin déploie selon un spectre différent : dans le tact qu’il développe en nous, dans la capacité qu’il aiguise à lire les vulnérabilités et les forces de ce qu’on soigne, dans le respect de la sensibilité et le renoncement à forcer, dans la relativisation, encore, du résultat, au profit du geste en soi - puisqu’il faudra recommencer demain, et qu’on n’en viendra jamais à bout.
Conclusion
Finalement, c’est dans la figure de Sisyphe que je trouve le cœur silencieux du quotidien : le supplice de l’absurde et de la répétition est bien celui qui peut frapper la vie domestique.
Mais l’éternel retour est aussi une expérience alchimique, comme l’a montré Nietzsche, qui trempe dans le feu de la répétition ceux qui veulent bien la vivre plutôt que l’ignorer. Pourvu qu’on l’embrasse, cette expérience transfigure le paysage dans lequel nous évoluons.
Par-delà les grèves de l’ennui et la famine narrative, la paix qu’on pourra y cultiver est une sagesse tendre, enracinée dans la sensibilité et mûrie aux essaims lumineux de toutes les petites grâces quotidiennes.
Auteure de l'article :
Nolwenn Pétoin est professeure agrégée de philosophie au lycée d'Agen.