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couverture du livre

Borges et la métaphysique

Si la métaphysique n’est qu’une « branche de la littérature fantastique »1, pour reprendre les termes d’une nouvelle borgésienne, quel sens y aurait-il à s’interroger sur la philosophie borgésienne ?

Si toute métaphysique est, pour Borges, pure fantaisie, ne doit-on pas simplement admettre que toutes ses nouvelles, tous ses poèmes, ne sont que des jeux littéraires et intellectuels, qui n’ont d’autre but que de susciter le plaisir de leur lecteur ?

Faisant le pari qu’il y a bien un sens à qualifier de philosophiques les textes de Borges, Serge Champeau s'intéresse à la pensée que l’on peut y trouver, ce qui lui permet d’interroger de manière plus générale les rapports entre littérature et philosophie.

Voir aussi : Métaphysique



Borges est-il philosophe ? Ses nouvelles et poèmes sont-ils philosophiques, ont-ils une valeur pour la philosophie ? La question peut être généralisée : la littérature est-elle philosophique ? Et s’il lui arrive de l’être, est-ce de manière essentielle ou accidentelle ? Que peut-elle bien apporter à la philosophie ?

Une telle lecture du corpus borgésien suppose en outre de ne pas tomber dans l’écueil de l’illustration, c’est-à-dire dans l'illusion que les nouvelles et poèmes étudiés sont des exemples-types de concepts ou de pensées, ou encore de démarches, que l’on peut rencontrer ailleurs dans l’histoire de la philosophie.

Il ne s’agit surtout pas de retrouver le déjà-connu du philosophe dans l’œuvre de l’artiste – ce serait réduire la littérature à n’être qu’une exemplification fictionnelle de thèses philosophiques, et donc in fine subordonner la première à la seconde. Non, la littérature a sa démarche – la parole poétique – et ses objets propres.

Pensée métaphysique, ou pensée de la métaphysique ?

Un postulat qu’il ne faut pas oublier, nous rappelle S. Champeau dès le départ, est que pour Borges le but de la littérature est la vérité. Les textes de Borges déploient une réflexion sur l’image, sur le concept, la pensée, la représentation et, par-là, sur la littérature et la philosophie. Il s’agit en quelque sorte d’une réflexion méta sur ce que peuvent le langage et la littérature, mais une réflexion qui prend la forme de fictions ou de poèmes.


La critique de la métaphysique, dont sa qualification comme « branche de la littérature fantastique » est l’exemple le plus frappant, prend racine dans cette recherche de la vérité. Toute métaphysique, pour Borges, se fourvoie en ce qu’elle tend vers un impossible.

Ce que les nouvelles et poèmes mettent en avant, c’est un désir métaphysique : L’Aleph imagine un objet à travers lequel on pourrait voir le monde depuis tous les points de vue possibles, Le miroir et le masque et Undr inventent un mot, une parole, qui pourrait dire tout l’univers et dans L’écriture du dieu cette parole qui dit tout ce qui est permet à l’homme qui la connaît de devenir la divinité.

Ce désir métaphysique est désir d’un au-delà de la représentation, d’une sortie de la représentation ; d’un accès à un penser sans représentation, c’est-à-dire à une vision du monde qui échapperait à la multiplicité, à la singularité du point de vue de l’individu, à la dualité sujet/objet. Cette aspiration se décline dans la métaphysique en quatre grandes figures : le Dieu, le sujet, l’autre en soi, la chose en soi.

Mais ce désir métaphysique est intimement lié à la représentation elle-même : il y a désir d’une pensée sans représentation justement car il y a représentation. Des limites – dont nous faisons l'expérience – de la représentation, de l’impossibilité – à laquelle nous nous heurtons – de la dépasser pour accéder à l’objet, à l’autre, à soi, naît la frustration et le désir d’autre chose. Et c’est là la source de l’angoisse métaphysique.


Le labyrinthe, image récurrente dans les textes borgésiens, est justement symptomatique de tout cela : toute pensée, toute parole, toute écriture – même poétique – est condamnée à la représentation. Le désir métaphysique ne peut mener qu’à l’angoisse métaphysique. On ne peut ni échapper à ce désir, ni le satisfaire, pas plus qu’on ne peut trouver la sortie du labyrinthe :

La critique de la métaphysique s'achève avec cette découverte : l’aspiration à un au-delà métaphysique, dont le désir de mourir était la forme ultime, ne trouve pour tout ciel, au moment de la mort, que le labyrinthe, l’endroit sans envers du monde représenté. 2

Sortir du labyrinthe de la représentation ?

On en arrive, ainsi, à la question qui hante les textes de Borges :

Comment, finalement, une pensée non-métaphysique de la représentation est-elle possible ? 3

Il y a en effet risque d’une circularité : dire le désir métaphysique et sa vacuité, le fait qu’il est voué à l’impossible et à la frustration, passe forcément par le langage, la représentation. L’image poétique n’est pas miraculeusement exempte des contraintes qui pèsent sur toute forme de représentation ; alors comment faire ?

Ce qui, dans la représentation, pose problème c’est en fait le multiple qu’elle contient. Ce multiple renvoie à l’unité impossible, celle de Dieu, de la chose en soi, du sujet en soi, de l’autre en soi ; ce multiple est l’irreprésentable, en tant qu’il n’est pas un. Mais comment représenter ce multiple si, justement, le multiple ne peut être représenté, en tant qu’il est multiple ? En d’autres termes,

Comment, sans retomber dans la métaphysique, est-il possible de penser le monde comme un tout intotalisable donc irreprésentable, ou comment, pour le dire d’une manière plus métaphorique, pouvons-nous forger l’image du monde comme labyrinthe, comme endroit sans envers, cela sans en sortir ? 4

La représentation est elle-même irreprésentable : les nouvelles et poèmes de Borges prennent donc le parti de la représenter par son contraire, c’est-à-dire de représenter l’impossibilité de l’unité recherchée par le désir métaphysique. L’échec mis en scène par la fiction fait signe vers ce qui ne peut être représenté, l’indique, le montre. Cela permet à S. Champeau de rapprocher Borges de Wittgenstein 5 : la représentation ne peut être représentée, mais on ne peut non plus en sortir. Les limites de mon langage (de ma représentation dirait Borges) sont les limites de mon monde 6.

En fait, la représentation comme condition humaine, c’est-à-dire le fait que l’on ne puisse sortir de la représentation et de son multiple, est la manifestation de la finitude humaine. Alors se dessine une autre voie : si la représentation ne peut être représentée, elle peut être vécue. Ainsi, finalement, la littérature et la critique de la métaphysique nous mènent à l’éthique 7, avec cette idée de vivre le multiple. Mais, comme chez Wittgenstein d’ailleurs, ce retour à l’affectivité, au vécu, ne peut faire l'objet d’un discours ou d’une écriture. On ne peut qu’en indiquer la direction.

Conclusion : « Faire son salut par l’usage de l’intelligence »

Au terme de ce parcours, S. Champeau, attentif aux singularités d’une pensée qui se déploie dans des textes littéraires, et qui est celle d’un auteur aussi inclassable que Borges, propose une lecture unie de la pensée borgésienne.

Il ne faut donc pas réduire les écrits de Borges à de simples jeux intellectuels et littéraires. On peut en dégager une philosophie, comme critique de la métaphysique, comme théorie de la représentation, et comme éthique. La finitude de laquelle découle la représentation ne doit cependant pas être comprise comme une fatalité ; l’éthique, qui prend le relais là où on ne peut plus représenter, pas même par la parole poétique, a pour fin la félicité. Et on retrouve alors le fin mot de l’éthique borgésienne :

Il nous faut faire notre salut par la bonté et la justice, par l’intelligence abstraite et par l’exercice de l’art 8

Auteure de l'article :

Irene Soudant, Élève à l'ENS Ulm et agrégée de philosophie.

1 Borges, « Tlön, Uqbar et Orbis Tertius » dans Fictions.
2 S. Champeau, Borges et la métaphysique, Paris, Vrin, 1990, p. 91.
3 Ibid., p. 97.
4 Ibid., p. 159.
5 Voir ibid., Appendice. Et Wittgenstein, Conférence sur l’éthique, Paris, Gallimard, 2008.
6 Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, proposition 5.6.
7 Voir aussi S. Champeau, La composition des sentiments, Paris, Vrin, 2023.
8 Borges, Conférences, Paris, Gallimard, 1985.