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couverture du livre

Ethique, littérature, vie humaine

La littérature peut-elle nous offrir une connaissance, et celle-ci peut-elle être de nature éthique ? Qu’est-ce que la littérature apporte à la philosophie morale ?

Telle est la question à l'origine de cet ouvrage collectif



Ethique littérature vie humaine examine la matière commune à l’éthique et à la littérature, et ce qui sépare cette dernière de la philosophie.

Ce volume paru en 2006 est dirigé par Sandra Laugier, qui travaille notamment sur des questions de philosophie du langage et de philosophie morale. Cet ouvrage rassemble les contributions de onze autres philosophes et étudie les rapports entre la littérature, l’éthique, la vie humaine tout en analysant de nombreuses œuvres littéraires.

L’enjeu n’est pas de voir en quoi la littérature peut illustrer la philosophie morale mais plutôt en quoi elle constitue une expérience morale à part entière. 

Esthétique et éthique

En quoi un roman qui reprend des expériences humaines empiriques et contingentes peut apporter une connaissance et avoir un rapport à l’éthique ? Cet ouvrage mène de nombreuses réflexions sur le rapport entre l’esthétique et l’éthique. Il montre en quoi la littérature peut aussi délivrer des connaissances. Mais comment une connaissance peut-elle se faire sans passer par le jugement ? En quoi cette connaissance qu’apporte le roman se distingue-t-elle de la connaissance philosophique ? Voilà à quoi répondent, entre autres, les différentes études présentées dans ce volume. 


Selon Cora Diamond l’œuvre peut avoir des pouvoirs d’éducation et de rédemption. La littérature nous donne une éducation car la lecture peut être une expérience intellectuelle, mais aussi sensible, qui modifie la pensée morale. Une œuvre littéraire peut être pertinente dans nos vies humaines. La littérature comme le cinéma nous fait nous intéresser à un objet, et nous conduit à penser aussi l’expérience que l’on a de l’objet. L’ouvrage interroge ainsi le rôle de l’expérience dans l’éthique. 

Jean-Jacques Rosat, qui s’est particulièrement intéressé à George Orwell, montre que l’art peut aussi permettre le grossissement de certaines images jusqu’à l’extrême, pour mieux montrer en les parodiant les implications intellectuelles du totalitarisme 1. Jean-Jacques Rosat insiste sur l’importance de la forme littéraire, 1984 est un roman et non une utopie. L’intrigue romanesque n’a pas que pour enjeu une simple description du fonctionnement du totalitarisme. Le roman peut ainsi produire une connaissance :

Le roman institue cette scène fictive en paradigme, c’est-à-dire en exemplaire à la fois singulier et typique à travers lequel identifier, comprendre, et rapprocher les multiples cas de double pensée de la vie réelle, quels que soient le régime, l’idéologie et les circonstances historiques qui les ont engendrés 2.


Le roman rend le lecteur lucide car il peut rendre perceptible et presque sensibles certaines connexions entre les choses, notamment, pour 1984, les connexions entre les différents mécanismes totalitaires. (Le novlangue, la double pensée, la réécriture du passé, etc.) Le roman rend visible car il attire notre attention sur certains phénomènes et il met en évidence des liens entre les choses. L’œuvre esthétique peut nous donner accès à des connaissances, mais qui ne prennent pas la forme de propositions. La littérature permet le développement de nos capacités à voir la société, les Hommes et soi-même. Jean-Jacques Rosat compare ainsi le roman à un appareil optique au moyen duquel le lecteur peut ensuite redécrire le monde où il vit. Il ne soutient lui-même ni thèse ni hypothèse; il m’offre un élargissement et, éventuellement, une transformation de ma vision du monde 3.


Les travaux de Wittgenstein sont particulièrement présents dans ce volume, notamment à travers les propos du philosophe Jacques Bouveresse qui analyse le rapport entre la théorie littéraire et la théorie éthique. La littérature semble être selon Bouveresse le lieu où l’éthique est le mieux à même de se montrer.

Dans le Tractatus logico-philosophicus, Wittgenstein distingue le dire et le montrer. Cette distinction est à l’origine de l’idée que la littérature serait plus apte à exprimer l’éthique que la philosophie. Selon Wittgenstein, il n’existe pas de domaine qui soit réservé à l’éthique : celle-ci est partout, tout le temps, elle se montre, mais ne se dit pas. La littérature est justement un moyen pour exprimer la complexité qui caractérise la vie morale. Jacques Bouveresse reprend à nouveau une expression de Wittgenstein : Elle peut nous apprendre à regarder et à voir - et à regarder et à voir beaucoup plus de chose que nous le permettrait à elle seule la vie réelle - là où nous sommes tentés un peu trop tôt et un peu trop vite de penser 4.

L’œuvre littéraire comme expérience

L’œuvre ne porte pas en elle une réalité morale cachée derrière le texte, mais elle suscite l’intérêt dans nos vies humaines. Nous faisons ainsi l’expérience d’un objet artistique pertinent dans notre vie. Le romancier nous invite à participer à des expériences de pensée. L’ouvrage s'interroge également sur les limites de la séparation entre le contenu cognitif de la littérature et son contenu émotif. En effet, il ne s’agit pas seulement de juger et d’argumenter pour savoir ce qui est bien ou mal, mais d’expérimenter et de voir à travers une œuvre. Un roman n’est pas qu’une simple description de nos pratiques. Quel rapport affectif à l’éthique existe-t-il ? 


 Pour Martha Nussbaum, la philosophie argumentative ne peut pas exprimer les subtilités et raffinements de la moralité. Il faut donc se placer dans un rapport purement sensible et non théorique avec la littérature pour identifier son apport moral. Une connaissance morale qui ne passe pas ni par le jugement, ni par une ontologie morale, peut se faire grâce à la littérature.  Selon Cora Diamond, il faut cesser de penser l’éthique comme un domaine indépendant. Pour cette philosophe 5, ce qui est de l’ordre de l’argument et ce qui est montré autrement ne peuvent pas être séparés, le discours argumentatif peut, tout comme la littérature, nous montrer la complexité des sentiments et de la vie humaine.

L’œuvre littéraire n’a pas à donner des jugements ou à conduire [...] le lecteur à une conclusion morale. Mais elle est morale dans la mesure où elle transforme le lecteur, son rapport à son expérience, elle fait partie en quelque sorte de sa vie 6.

Un ouvrage riche en exemples 

Ce volume expose également des analyses de nombreuses œuvres littéraires. La première partie de l’ouvrage expose par exemple l’étude de la Coupe d’or 7 de Henry James par Martha Nussbaum. Le monde de la Coupe d’or est un monde déchu, c’est-à-dire un monde dans lequel il ne peut y avoir d'innocence et dans lequel celle-ci ne peut être préservée. Amours et valeurs sont dans une tension constante qui empêche la possibilité d’une fidélité parfaite. Martha Nussbaum analyse de manière détaillée le personnage de Maggie. Le roman montre que la relation des hommes à la valeur est faite de fidélité toujours imparfaite et de culpabilité. Il s’agit d’un exemple parfait d’ouvrage qui explore les aspects importants de l’expérience morale humaine.


Cette étude a donc pour finalité de produire un ordre intelligible dans les “apparences” 8. Elle reprend également la conception aristotélicienne de l’éthique, qui insiste sur l’importance de l’action. Ainsi, la compréhension théorique ne suffit pas à l’éthique, et la littérature permet d’explorer les actions humaines, et même les vivre à travers les personnages. Bien que le texte littéraire a un caractère empirique et contingent, il apporte cette connaissance pratique nécessaire à une étude sur l’éthique.

L’ouvrage propose une multitude d’études d’œuvres littéraires, Stanley Cavell concentre par exemple son propos sur Emerson et Edgar Poe, Layla Raïd nous parle de Dostoïevski, James Constant de Kafka et Jean-Jacques Rosat, nous l’avons dit, de George Orwell. Figurent aussi de nombreuses références à Zola, Maupassant et Flaubert. 

Conclusion : 

La richesse de ce volume réside donc dans les nombreuses contributions qui se complètent et donnent à voir différents rapports entre l’éthique et la littérature.  Finalement, cela nous amène à penser une redéfinition de la philosophie morale. L’œuvre, globalement très marquée par les recherches de Wittgenstein sur l’éthique, la logique et l’esthétique, nous invite à repenser la possibilité d’une connaissance morale et le rapport cognitif et émotif que nous pouvons avoir avec une œuvre théorique ou esthétique.  

Auteure de l'article :

Caroline Magnard est titulaire d'un master de philosophie à Paris I (Ethires : Ethique appliquée. Responsabilité environnementale et sociale)

1 Orwell, Lettre à Roger Senhouse, 26 décembre 1948, EAL-4, p. 551.
2 Ethique littérature vie humaine, p.319.
3 Ibid., p.325.
4 Ibid., p.145.
5 Cora Diamond est une philosophe américaine qui est actuellement professeur émérite à l'université de Virginie. Elle a produit des travaux en philosophie analytique, en philosophie morale et sur l'interprétation de Ludwig Wittgenstein ainsi que de Gottlob Frege.
6 Ibid., p.4.
7 Œuvre sur le mariage et l'adultère, l'un des derniers grands romans d'Henry James.
8 Ethique littérature vie humaine, p.40