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couverture du livre

La passion de l'impossible

Comme le sous-titre l'indique, cet ouvrage nous présente une histoire du récit au XXe siècle.

Celui-ci apparaît, au tournant du siècle, comme une recherche impossible... Pourquoi ?



Fruit d’une longue réflexion et d’un long compagnonnage avec des œuvres qui ont orienté très tôt mes recherches (sur Louis-René des Forêts, Beckett, Blanchot, Quignard), ce livre est une sorte de synthèse de ce que j’appelle depuis longtemps le « récit ». Il en propose une définition ouverte et une histoire tout au long du vingtième siècle. Histoire qui permet d’éclairer un autre pan de la littérature française moderne, et de lui donner une plus juste place. 

Ulysse et Homère

Le mot de « récit » peut avoir un sens très général, mais je l’entends plutôt dans ce livre comme une forme singulière de la prose narrative moderne. Je le reprends à Maurice Blanchot qui l’oppose au roman dans le début du Livre à venir, selon une formule suggestive qui fait de la séparation d’Homère (celui qui raconte) et d’Ulysse (le héros de l’aventure fictive) le principe de l’espace romanesque, ouvert à toutes les explorations.

Blanchot se demande ce qui arriverait si Ulysse et Homère étaient confondus, si le texte se privait de cette possibilité de savoir le terme du voyage. C’est cette forme paradoxale de narration qu’il baptise « récit », faisant écho à son propre parcours d’écrivain qui avait rêvé d’un roman paradoxal, écrit sous la double influence de Mallarmé et de Lautréamont. 

Le récit est alors moins un genre, même de travers ou de guingois, qu’un principe de soustraction, de soupçon ou d’inquiétude du roman. Il s’écrit à l’ombre du roman, dans sa marge et pour en contester les pouvoirs. Il en accentue le caractère écrit, scriptural, et pour moi le fait que « récit » soit l’anagramme de « écrit » porte ici tout son sens. Le « récit » continue sur le chemin de la prose narrative l’entreprise amorcée en poésie par Rimbaud (qui cesse d’écrire) et de Mallarmé rêvant au Livre.


C’est donc sur le chemin de l’impossible que se tient le « récit », dans une dénudation des privilèges du roman, dans une mise en soupçon de tous les artifices traditionnels du conteur. Forme moderne par excellence, il participe de la définition paradoxale de la littérature entendue comme une poursuite de l’impossible, ambition qui met l’œuvre toujours en défaut par rapport à son but. Il devient même la « relation  » de cet impossible, auquel il peut donner toutes sortes de figures : silence rêvé, refus de compromission, recherche d’états limites de la conscience, impersonnalité. 

C’est en ce sens que je parle, en parodiant le titre de Marcel Duchamp, de la « fiction mise à nu par ses célibataires mêmes », parce que le « récit » est aussi l’affaire de narrateurs célibataires, décidés à ne pas fonder famille, à rester isolés ou solitaires, refusant l’héritage naturaliste que le roman du dix-neuvième leur lègue. C’est ainsi qu’apparaît au tournant des dix-neuvième et vingtième siècles des œuvres singulières qui ne forment pas une école, ni une lignée, mais qui explorent les voies d’une subjectivité retranchée sur elle-même, chez Huysmans ou chez Gide.

Sous le signe de l’impossible

C’est donc le récit du récit que j’entreprends, sous le signe de l’impossible pour montrer la productivité extraordinaire sur un siècle de cette aventure paradoxale. Je la fais commencer par deux disciples de Mallarmé : André Gide avec Paludes (que l’auteur nomme une « sotie »), histoire presque vide d’un écrivain qui voudrait écrire un récit sur un solitaire vivant dans les marais, satire des milieux symbolistes ; et Paul Valéry avec La Soirée de Monsieur Teste, personnage réduit à sa tête, et qui pourrait figurer le « démon même de la possibilité » quand elle refuse de se réduire en aucune forme actuelle.

Ces deux œuvres ouvrent la double voie de cette méfiance devant la fiction : ironie et mise en abyme du projet d’écriture chez Gide, allégorisation abstraite du refus de paraître et de se limiter chez Valéry qui réécrit en miniature le Louis Lambert de Balzac. 

Le récit est entraîné par le soupçon qu’il porte vers d’autres modalités narratives dont je suis les développements chez les surréalistes à la suite des condamnations que Breton adresse au roman, ou par litote et effacement chez Paulhan. Cette histoire ne peut être exactement linéaire : elle s’articule plutôt autour de moments où la mise en procès du roman oblige à des solutions d’écriture nouvelles. Le nœud pour le vingtième de cette crise se situe autour de Bataille (occupé à atteindre les limites du récit) et de Blanchot (cherchant une voix narrative qui ne serait pas antérieure à l’histoire racontée). Elle nourrit Le Bavard de Des Forêts ou L’Innommable de Beckett qui s’ouvrent au vertige d’une voix ironique et dédoublée, incapable de se délimiter. 


Cette réduction du roman, l’ironie portée contre les pouvoirs d’un narrateur douteux, la mise en cause du lecteur sous la figure du destinataire (comme dans La Chute de Camus) : autant de traits qui constituent une veine très riche de la littérature française du siècle passé. Mais ce mouvement peut aussi toucher à des formes d’aporie si le texte ne finit plus par parler que l’improbable advenue de lui-même, au lieu de continuer à désigner ce qui marque l’impossible dans chaque existence.

Une histoire, une aventure

Dans un mouvement paradoxal, contradictoire et sans cesse menacé d’épuisement, le récit se régénère pourtant en donnant de nouvelles figurations à la négativité qu’il doit prendre en charge. Porté à une sorte de limite chez Beckett ou Blanchot, il peut s’incarner en de nouvelles quêtes singulières chez Michon, Quignard, Puech ou Cadiot, auteurs qui redonnent un substrat dramatique à une poursuite devenue peut-être trop théorique. On le voit aussi dans l’œuvre trop peu connue de Henri Thomas dont je propose en deuxième partie une lecture plus détaillée de deux textes importants : Le Précepteur, et La Nuit de Londres

Car il m’importe de proposer, après la première partie qui retrace l’histoire du récit, quelques analyses précises d’œuvres (celles de Bataille, Thomas, Blanchot et Beckett), et de souligner des mécanismes propres à l’espace paradoxal de l’énonciation du récit : du côté de ce que j’appelle la « question liminaire » ou dans certains usages de l’italique comme tremblement de la voix narrative.


Cette histoire couvre donc le vingtième siècle et va vers son épilogue actuel, selon un renversement d’époque qui voit la place même de la littérature contestée de l’extérieur. Et où il devient sans doute nécessaire de rappeler plutôt les possibilités que porte l’écriture, en saluant ses effets et ses vertus. Rappeler cette aventure de l’impossible et ses riches déclinaisons, cela revient donc à penser l’héritage que nous laisse le siècle précédent, en éclairant les chemins singuliers des œuvres aujourd’hui.  

Auteur de l'article :

Dominique Rabaté, professeur de littérature française moderne et contemporaine à l'université Paris VII - Diderot