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Trafics de Proust
Anne SimonLes philosophes s’abreuvent à la littérature, pour alimenter non seulement leur réflexion et leur style de pensée, mais aussi leur manière de s’envisager comme sujets.
Et si Proust constituait un cas emblématique, poussé à l’extrême, de la diversité des appropriations possibles ? Quand, de l’eau de rose au nectar, en passant par la piquette, l’alcool fort et le grand cru classé, les philosophes et théoriciens des années 1950-1980 trafiquent la littérature…
Plasticité de Proust
Nul hasard si Proust a abandonné l’énorme manuscrit de Jean Santeuil, ébauche de roman rédigée à la fin du XIXe siècle à la troisième personne du singulier, au profit d’À la recherche du temps perdu, où le « je » imprime sa marque sur l’ensemble du récit. Pour rendre compte d’une société, d’une époque, de sentiments et d’espaces-temps entremêlés, il fallait un sujet éminemment plastique.
De fait, on ne sait pas grand-chose du physique du narrateur, sinon par le regard des autres, et ses convictions politiques nous sont transmises de façon indirecte. En revanche, on sait tout de son intimité (de ses viscères mystérieusement éclairés
1 par la grâce du sommeil à sa jalousie maladive tout comme à ses désirs les plus troubles).
Ce « je » romanesque est indéterminé, en perpétuelle évolution, et même en dégradation : Le Temps retrouvé nous présente un temps abîmé, celui la vieillesse, de l’oubli, de la déformation et de la mort, qui interrompra peut-être le projet de rédaction de l’œuvre.
Les philosophes ont été hantés par ce « je » protéiforme, à la fois hyper sensible et partiellement inconnu, par cette œuvre polyphonique aux voix multiples – transmises par les dialogues ou réfractées par le narrateur.
Cette fascination tient aussi à l’ambiguïté d’un roman qui entretient un rapport complexe à la philosophie – les philosophes patentés sont ridiculisés, mais le jeune narrateur souhaite trouver un sujet philosophique pour une grande œuvre littéraire
.
Sont abordés dans Trafics de Proust les penseurs du moment 1950-1980 : en effet, grâce à la publication de Jean Santeuil, du Contre Sainte-Beuve (le premier jet du début d’A la recherche du temps perdu) ou de son énorme correspondance, c’est le moment où l’on redécouvre un Proust acharné au travail et engagé politiquement, alors qu’il était classé jusque-là – du moins en France – dans la sphère des bourgeois snobs et désœuvrés, des juifs/ homosexuels esthètes, ou, au mieux, des moralistes.
Ces philosophes ne se privent pas de trafiquer Proust, construisant leur pensée, leur œuvre et pour certains leur vie en se glissant dans le style d’un autre, tantôt adoré, tantôt honni.
Quatre modes d’individuation existentielle et théorique
D’autres penseurs de ces trois décennies auraient apparemment pu être retenus ; mais l’essai se focalise sur ceux qui non seulement ont fait de la littérature, et notamment du romanesque, un pan majeur de leur invention philosophique ou théorique, mais qui, dans le même temps, se sont appropriés Proust au point d’en faire un avatar ou une forme d’eux-mêmes.
Pour ces penseurs recouvrant deux générations, celle de Maurice Merleau-Ponty et Jean-Paul Sartre, nés avant la première guerre mondiale, et celle de Gilles Deleuze et Roland Barthes, nés après 1915, l’écrivain – réel, fantasmé ou faussé – devient une puissance de soi, que ce soit dans la complicité, l’adversité, la métamorphose ou l’aliénation. Il faut dire, avec Deleuze, que voler, c’est le contraire de plagier, de copier, d’imiter ou de faire comme
2…
L’alter ego : Merleau-Ponty, lecteur en profondeur
Sur le modèle de l’amitié entre Montaigne et La Boétie, et alors même que Merleau-Ponty n’a pas connu Proust, celui-ci devient pour lui un « alter ego ».
Proust est un écrivain fréquenté sur le long cours, des tous premiers écrits comme Phénoménologie de la perception (1945) au manuscrit fondamental, interrompu par la mort, Le Visible et l’Invisible (posthume, 1964).
Le trafic s’avère un pas de deux heureux et complice. On pense bien sûr aux passages où Merleau-Ponty cite expressément Proust, non pour qu’il illustre sa pensée, mais pour qu’il lui fasse passer des caps dans l’invention d’un nouveau style de pensée – d’une nouvelle stylistique philosophique apte à porter dans le langage une invention conceptuelle, et à exprimer la profondeur dynamique du monde sensible.
Proust cependant est tellement intégré qu’il finit par faire corps avec le philosophe. Ce dernier utilise alors des tournures proustiennes sans plus se référer à l’écrivain, dans une appropriation sensible, rythmique, quasi érotique.
Réfléchissant sur ce qu’est un homme sentant, le philosophe écrit ainsi, dans L’Œil et l’Esprit (1960) : Puisqu’il voit et se meut, il tient les choses en cercle autour de soi, elles sont une annexe ou un prolongement de lui-même, elles sont incrustées dans sa chair, elles font partie de sa définition pleine et le monde est fait de l’étoffe même du corps
3.
On reconnaît le début de la Recherche, un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes
4, mais en filigrane, ce sont de nombreux autres passages qui sont mobilisés, dont celui érotique, du baiser d’Albertine, ou celui, effrayant, de la première nuit au Grand Hôtel de Balbec… Accords magnifiques d’un romancier et d’un philosophe, qui a su puiser dans les écrits les plus sensibles du premier pour créer une phénoménologie de la chair.
« Nous voilà délivrés de Proust » : Sartre et le frère ennemi
Au double charnel qu’est Proust pour Merleau-Ponty s’oppose le « frère ennemi » de Sartre. À la fois modèle et repoussoir, Proust est en 1924 un tonique, un excitant
5 auquel le philosophe revient jusque dans son adieu à la pratique littéraire, Les Mots, quarante ans plus tard, lorsqu’il fait implicitement du romancier celui contre (tout contre !) lequel il faut écrire. Que de contradictions…
De fait, quand Sartre découvre Proust, avant l’âge de vingt ans, c’est la révélation : Il insère en moi sa méthode, l’ayant lu je pense tout le jour comme lui. […] Et chaque lecture m’était une initiation
6, écrit-il dans ses notes du Carnet Midy.
Progressivement, et notamment pour des raisons de non-conformité politique avec ses engagements communistes souvent excommuniant, Proust devient mal lu : Nous voilà délivrés de Proust
7 proclame-t-il en 1947 : entendez délivrés de l’introspection, si ce n’est du nombrilisme… À moins que le philosophe n’ait peur d’un fantôme un peu trop encombrant ?
Toujours est-il qu’il passe à côté de cet immense romancier du social et du politique que fut l’auteur de de la Recherche. Proust devient aussi mal aimé : il est réputé oisif, et assimilé à un pédéraste bourgeois
irresponsable – sans un mot pour souligner le courage qu’il fallut pour intituler un volume Sodome et Gomorrhe, en 1921…
Pourtant il faut distinguer le jugement explicite et public de Sartre, de plus en plus sévère et injuste (Proust lui-même m’inquiétait
8 note-t-il dans ses Carnets de la drôle de guerre, destinés à être lus par d’autres), et son rapport secret, intime à Proust.
Non seulement il est l’écrivain sans lequel on ne peut pas écrire (y compris pour critiquer la littérature), mais il est celui dont on reprend des épisodes clefs sans les mentionner. Certains textes sont devenus cultes : le salut du garçon de café ou le passage sur le voyeur dans L’Être et le Néant, la lecture incestuelle d’Anne-Marie, la mère-sœur, à Poulou, l’enfant que s’imagina être Sartre dans Les Mots, doivent tout… au frère ennemi !
Proust, à toute vitesse : Deleuze et le hors sujet
C’est chez Deleuze à un Proust des vitesses, des surfaces et des intensités qu’on a affaire, perceptible paradoxalement moins dans Proust et les signes (et notamment dans la première version de 1964, plus académique qu’elle n’en a l’air) que dans de nombreux autres ouvrages du philosophe.
Deleuze récusant la notion même de sujet, Proust devient donc doublement « hors sujet ».
D’une part, le philosophe s’en prend à une conception trop psychanalytique et individuelle du moi, en expérimentant une géopensée axée sur le cosmique, et en sortant le sujet du sale petit secret
(expression empruntée à D.H. Lawrence, qui renvoie au complexe d’Œdipe et à la focalisation sur l’enfance personnelle).
D’autre part, Deleuze revendique, de façon méthodologique et théorique, ce qui constitue le cœur même de Trafics de Proust : le contresens légitime
9, une pensée faussaire qui fonctionne sur le « rapt » et le « vol », qui cherche son « butin » 10 là où elle le trouve, puis le redistribue en le transformant… Ces puissances du faux qui vont produire du vrai, c’est ça les intercesseurs
11 explique le philosophe dans Pourparlers.
Deleuze tord tellement Proust qu’un Proust nouveau apparaît, qu’on n’avait pas perçu à première lecture, et qui devient la géniale araignée de Deleuze, cruelle, ramassée, prête au bond, immensément rapide. À moins qu’il ne soit une « guêpe » (un « bourdon » chez Proust) qui féconde « l’orchidée » : il se pourrait bien que dans ces noces […] contre-nature
12 et tourbillonnantes, l’insecte soit une image du philosophe, et la fleur celle du romancier.
Proust, à en crever : Barthes et le « Moi idéal »
On sentait déjà chez Sartre une inquiétude quant à Proust : trop puissant, trop envahissant… Seul penseur à ne pas se revendiquer philosophe dans cet essai décidément bien éloigné de la philosophie définie comme « amour de la sagesse » dans les anciennes salles de classe, Barthes est celui qui est allé le plus loin dans l’appropriation subjective de Proust.
Celui qu’il considère, parmi quelques autres, comme son « auteur “préféré” », en 1970, devient progressivement une obsession. Comment écrire un roman après Proust ? Barthes, entré au Collège de France, en fait un cours, à la fois passionnant et pathétique : le critique tourne autour du roman sans parvenir à l’écrire, puisque Proust a déjà tout expérimenté, tout dit.
Même dans sa vie, Barthes rapporte ses expériences, des plus futiles aux plus cruciales, au romancier. Entre Golem – statue d’argile qui devient humaine, et se retourne contre son créateur – et Dibbouk – esprit d’un mort qui prend possession d’un vivant –, le « Moi idéal » met en réalité à mort celui qui en lui s’est perdu. « Marcel » (et non plus Proust) devient celui qu’on veut être, sur les photos duquel on veut se pencher ; las, voulant préparer son séminaire, Barthes se fait renverser par une camionnette…
Juste avant, il aura quand même écrit La Chambre claire et Journal de deuil, où il parvient à des formes inédites, elles aussi greffées sur le Temps et la mort.
Pour une « pensée sensible »
Cet essai est un livre sur la puissance fantastique de la pensée, sur ses côtés oniriques, parfois inavouables, chez des philosophes ou critiques envisagés comme des humains vivants, merveilleusement faillibles, ambivalents et inventifs.
C’est, aussi, un livre sur la passion de la lecture, qui souhaite décrypter les façons multiples par lesquelles notre moi se tisse dans la pelote de l’autre.
En examinant comme les philosophes débattent et se débattent avec le romanesque, Trafics de Proust montre enfin de que nombreux motifs proustiens, tels que le sensible, la chair, l’érotisme, le temps incorporé, le paysage, les séries (de jeunes filles, de chambres…), la profondeur, la vitesse ou la jalousie deviennent des philosophèmes : des concepts philosophiques, à la vie à la mort. Non pas transparents et évidents, mais troubles comme le sont la vie, et la philosophie en acte.
Et si l’on souhaite poursuivre cette expérience de diabolique et philosophique possession, on trouvera d’autres trafics proustiens – avec Edmund Husserl, Paul Ricœur ou Michel Foucault – dans La Rumeur des distances traversées. Proust, une esthétique de la surimpression (Classiques Garnier, 2028).
Auteure de l'article :
Anne Simon, directrice de recherche au CNRS, Responsable du Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine – PhilOfr et de son carnet de recherche.
1 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, III, Jean-Yves Tadié éd., Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989, p. 157.
2 Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 13.
3 Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, 1964, coll. « Folio Essais », p. 19.
4 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, I, éd. cit., p. 5.
5 Jean-Paul Sartre, [Carnet Midy, 1924], Écrits de jeunesse, Michel Contat et Michel Rybalka éd., Paris, Gallimard, 1990, p. 480.
6 Ibid.
7 Jean-Paul Sartre, Situations, I, Paris, Gallimard, 1947, p. 32.
8 Jean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Les Mots et autres écrits autobiographiques, Jean-François Louette éd., Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », 2010, p. 370-371.
9 Gilles Deleuze, L’Ile déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, Paris, Minuit, 2002, p. 358.
10 Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, éd. cit., p. 16.
11 Gilles Deleuze, « Les intercesseurs », Pourparlers. 1972-1990, Paris, Minuit, 1990, p. 172.
12 Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, éd. cit., p. 8.