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couverture du livre

Essai de grammaire universelle de métaphysique

A quel besoin essentiel répond la métaphysique ? Les traditions de pensées chinoises et indiennes s'y rattachent-elles ?

L'auteur nous montre qu'il est possible de rassembler les grands principes métaphysiques en une grammaire universelle, qu'il nous dévoile dans cet ouvrage.


La sagesse universelle, contre les chimères du transhumanisme

Continuant une réflexion critique sur le projet prométhéen du cyborg, l’auteur s’interroge dans le style de la théorie critique de l’École de Francfort, sur la manière dont l’humain rêve et se représente son dépassement vers une surhumanité.

Cette variante technoscientifique actuelle du surhumain contredit les représentations traditionnelles qu’en donne la « sagesse éternelle » que l’auteur convoque en s’efforçant de la redéfinir à la suite de quelques penseurs chinois, indiens ou européens qui en ont en effet eu l’intuition depuis longtemps.

Ainsi dans ses Chroniques, le maître bouddhiste Lu Jiuyuan, au XIIe siècle, évoquait les milliers de générations passées et futures [au cours desquelles] on a trouvé et trouvera des sages [du nord, du sud, de l’est et de l’ouest] dont l’esprit est semblable, dont le principe est semblable. De son côté depuis bien plus longtemps, l’hindouisme des indiens ne s’appelle-t-il pas dans sa langue sacrée, sanatana dharma, c’est-à-dire « doctrine universelle » ?

Dans l’une de ses lettres à M. de Rémond, notre dernier génie universel européen du XVIIe siècle, Leibniz, invoquait la « philosophia perennis », et avant de se promouvoir dans les méandres guénoniennes de l’ésotérisme contemporain, l’auteur du Monde comme Volonté et comme Représentation, Schopenhauer en continuait l’intuition à travers le XIXe siècle.

Le principe d'une grammaire de la métaphysique

Quels sont les principes qui guident ou structurent une telle sagesse ?

Si on n’a guère pu jusqu’ici les résumer en quelques aphorismes sans les affadir considérablement, c’est parce qu’ils ne délivrent leur pleine saveur que dans la forme articulée d’une grammaire, selon une logique que la plupart des commentateurs escamotent ou méconnaissent : cette logique dessine pourtant un chemin, montre un but, propose une méthode échelonnée, identifie des obstacles essentiels.

Le présent Essai de grammaire universelle de métaphysique (éd. Vérone, 2023, 113 p.) propose une cartographie possible de cette odyssée de la conscience.

Ce chemin nous conduisant in fine au-delà des apparences et de la perception ordinaire du monde, il a semblé que le concept de métaphysique pouvait adéquatement le caractériser. Cette sagesse est donc une métaphysique.


Voyageant à travers l’histoire et les continents, l’auteur tente de retracer ce chemin en définissant le vocabulaire et la syntaxe de cette sagesse universelle telle qu’elle s’est formulée dans la foisonnante diversité des grands textes de la philosophie, de la grande poésie et des traditions religieuses.

Il n’était pas du tout aisé d’identifier sous la diversité des terminologies linguistiques et des contextes culturels, les concepts et les problèmes qui leur sont absolument communs, mais la patience a permis de poser quelques jalons que l’auteur soumet à la discussion.

Tout au long de l’essai, une histoire indienne sert à présenter l’ensemble des concepts et problèmes sous une forme imagée qui prétend les rendre accessible même à un public néophyte : la parabole des « six aveugles » discute les problèmes qui se posent à ceux qui tentent de déterminer ce qu’est un éléphant à partir de la perception tactile de ses parties (l’un touchant une oreille se le représente « comme un éventail », l’autre touchant la trompe se l’imagine « comme un serpent », etc.).

Se libérer du langage

Dans un premier chapitre, l’analyse distingue différentes formes de relativisme et leurs implications pratiques (morales et politiques), notamment en ce qui concerne le pacifisme et le bellicisme qu’encourage le dogmatisme du point de vue hégémonique et la tentation d’absolutiser un point de vue particulier.

Mais face aux limitations de la théorie protagoréenne de l’homme-mesure et du « à chacun sa vérité », les objections obligent à dépasser l’incontournable point de départ du relativisme pour tenter d’inclure les points de vue multiples dans un « septième point de vue », et celui-ci définit à son tour le multiperspectivisme comme l’idée que le paradigme de la science se fait de la vérité.

Ce nouveau point de vue achoppe sur l’idéal d’une vérité qui comme asymptote, ne cesse de reculer et se dérobe à l’accumulation sans fin des points de vue.


S’il est moins naïf que le relativisme, le multiperspectivisme n’est encore qu’un apport à la critique de la représentation du réel, mais il échoue toujours à se saisir du réel en lui-même. Une parabole indienne dit que, tant que les mots se surimposent aux perceptions à notre insu, toute la vie ressemble à l’illusion de cet homme qui, à la tombée de la nuit, prend une corde pour serpent.

Dans son Avant-dire au Traité du verbe de René Ghil, Stéphane Mallarmé résume poétiquement cette leçon inaugurale de métaphysique qui, pour nous libérer de l’illusion entretenue par le langage, doit s’efforcer de distinguer le réel et sa représentation :

Je dis : une fleur !, et loin de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets.

L’ignorance métaphysique consiste en effet à prendre les mots pour les choses qu’ils désignent, les apparences pour l’être, la représentation pour le réel lui-même ; et la métaphysique est un effort pour nous en libérer.

De là, la nécessité reconnue en tous temps et sous toutes latitudes d’un saut par-dessus le langage, pour se libérer de tous ces points de vue dans l’intuition ineffable du fonds sans fond du réel, proposée par les grandes traditions philosophiques et religieuses comme une promesse de bonheur ou de salut.

L'intuition métaphysique

Cette intuition imagée comme un huitième point de vue, point de vue paradoxal qui n’est plus point de vue que par manière de parler, est l’expérience où s’efface la distinction fondamentale du sujet et de l’objet condition première de toute représentation comprise essentiellement comme un rêve dont nous nous réveillerions enfin.


Pour preuve de l’universalité de ce constat qui peut finalement servir d’axiome, on citera trois auteurs éloignés et inconnus les uns des autres.

Au XVIe siècle en Europe, Montaigne écrivait dans ses Essais :Notre raison et notre âme, recevant les fantaisies et opinions qui lui naissent en dormant, et autorisant les actions de nos songes de pareille approbation qu’elle fait celles du jour, pourquoi ne mettons-nous en doute si notre penser, notre agir, n’est pas un autre songer, et notre veiller quelque espèce de dormir ? 1.


Au IIe siècle en Inde, Nagarjuna, écrivait dans ses Stances du milieu : Passions, actes, agents, fruits ressemblent à une ville de génies célestes, sont pareils à un mirage, à un songe 2.


Le Sutra du Diamant qui s’est largement diffusé en Chine autour du 6e siècle entonne :

Comme les étoiles, des mouches volantes ou la flamme d'une lampe, comme une illusion magique, une goutte de rosée ou une bulle, comme un rêve, un éclair ou un nuage, ainsi devrait-on voir tous les phénomènes conditionnés.


Car les mystiques qui ont contemplé le réel redescendent en quelque sorte de l’expérience absolue de l’indifférencié pour nous en reparler dans un langage renouvelé, imagé ici comme un « neuvième point de vue », comme icône nous libérant du voile de Maya.

C’est dans ce défi aux limites du langage et à l’idolâtrie de la représentation que la poésie et la philosophie célèbrent ultimement les noces de leur « sagesse universelle ».

Auteur de l'article :

Jérôme Ravenet est professeur agrégé de philosophie et docteur ès Lettres.

1 Essais, II, XII
2 17,33