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La vie de l'ego
Jean-Daniel ThumserLa phénoménologie peut-elle saisir la vérité de l'ego, du vécu subjectif, ou faut-il réserver ce privilège aux sciences cognitives, qui affichent une telle ambition ?
Faut-il s'engager dans une naturalisation de la phénoménologie ?
La phénoménologie à la lumière de l'idéalisme transcendantal
Le récent ouvrage La vie de l'ego. Au carrefour entre phénoménologie et sciences cognitives de Jean-Daniel Thumser répond à une interrogation pressante tant en philosophie qu'en science : de quelle façon étudier le vécu subjectif, son caractère expérientiel, sans le réduire à ce qu'il n'est pas, à savoir une étude de type neurophysiologique et étiologique ?
Pour ce faire, l'auteur prend à rebours les études contemporaines sur les liens qu'entretiennent entre elles la phénoménologie et les sciences cognitives dans le cadre d'une naturalisation de la phénoménologie. En effet, c'est à partir d'une lecture interne des textes issus du courant de l'idéalisme transcendantal, en particulier de Kant avec une relecture de l'Opus Postumum, et du corpus phénoménologique, en l'occurrence de son œuvre tardive inédite, que l'auteur amène le lecteur à reconsidérer les positions des phénoménologues et des scientifiques.
La phénoménologie comme altérologie
Son ouvrage débute ainsi par un questionnement d'ordre historique et thématique : que signifie dire « Je » ? Que signifient les termes conscience, chair, corps, dans le courant idéaliste et phénoménologique ? Autant de questions nécessaires dans le cadre d'une appréhension et d'une utilisation juste des termes essentiels de ce courant et de leur usage pour le moins ambivalent, tant en philosophie qu'en science.
S'ensuit un travail de mise en relief. Plutôt que de prendre Husserl à la lettre, l'auteur a pour ambition de saisir le développement de sa pensée en constante évolution et qui peut sembler contradictoire par moments. Pour cela, Jean-Daniel Thumser ne se limite pas à exposer les grandes lignes de la phénoménologie husserlienne, mais prend également appui sur ses élèves, lesquels sont notamment de fervents critiques à l'égard des multiples revirements de leur maître. Mais aucune de ces critiques, même la forte, ne saurait mettre à mal la phénoménologie husserlienne.
En effet, plus qu'un idéalisme transcendantal classique et statique, la phénoménologie est une philosophie de la vie. Elle ne réduit en aucun cas l'ensemble de la phénoménalité, du monde et du sens à la sphère transcendantale et égoïque. Au contraire, la phénoménologie est une égologie qui peut se concevoir comme une altérologie en tant qu'elle prend soin de souligner le rôle crucial du non-moi dans ses formes les plus variées : le monde, autrui, mais aussi ce non-moi qui pourtant est constitutif de ce que nous sommes, à savoir le corps.
La naturalisation de la phénoménologie
La phénoménologie porte par conséquent en elle les germes de sa propre naturalisation, car elle s'interroge sur le fond biologique de la vie subjective lorsqu'elle se tourne vers les problèmes-limites que sont la naissance du sujet, son développement et sa mort, la vie en communauté et, par là, la co-constitution intersubjective du monde, etc. En cela, l'auteur interprète la méthode de la phénoménologie tardive de Husserl comme un « naturalisme phénoménologique ». Il s'agit précisément, de cette façon, de mesurer à quel point la phénoménologie n'est pas un idéalisme transcendantal classique et engage une refonte de la philosophie à partir d'un questionnement global.
La phénoménologie, en ses développements, n'est pas hostile à une possible naturalisation, or cette naturalisation se doit d'être pleinement phénoménologique afin de ne pas reproduire les fautes méthodologiques du psychologisme, par exemple, c'est-à-dire d'étudier la subjectivité de biais, à partir d'un questionnement qui manque le lien essentiel entre le corps et la chair, leur interpénétration.
Grâce à cette passerelle d'ordre strictement phénoménologique entre la vie transcendantale et son versant mondain, laquelle promet une naturalisation intrinsèque de la phénoménologie, l'auteur propose de s'interroger sur les tentatives de naturalisation extrinsèque, lesquelles naissent du dialogue interdisciplinaire entre la philosophie et la science.
Or une telle entreprise demeure problématique pour plusieurs raisons. D'une part, elle fait violence à la phénoménologie en lui appliquant les cadres protocolaires des sciences et demeure de ce fait limitée à une étude étiologique qui manque le domaine de la vie subjective. D'autre part, elle ne cesse de se confronter au problème de la relation entre le corps et l'esprit. L'exposé des grands moments de cette naturalisation permet au lecteur d'approcher de façon critique ces recherches qui, pourtant, semblaient prometteuses il y a quelques années.
De nouvelles voies de recherche
Pour répondre à l'apparente impossibilité de saisir la vie transcendantale et la vie neurophysiologique dans leurs interactions, Jean-Daniel Thumser s'inspire de nouvelles formes de naturalisation comme la cardiophénoménologie développée par sa directrice de thèse, Natalie Depraz. Cette approche est l'une des seules susceptibles de produire une « suture expérientielle », à savoir un véritable lien entre les recherches scientifiques à la troisième personne et la recherche phénoménologique à la première personne.
Mais l'auteur ne se contente pas de cette approche et avance avec audace la possibilité d'une gastrophénoménologie, une science globale de la vie subjective qui se fonde non plus uniquement sur une étude de la vie transcendantale et du fonctionnement du cerveau et du cœur, mais aussi sur le système nerveux entérique, lequel peut à lui tout seul être considéré comme un second cerveau.
Conclusion
Sans entrer davantage dans le détail, cet ouvrage peut être perçu à la fois comme une tentative de réponse aux problèmes contemporains relatifs à l'élaboration d'une science globale de la subjectivité.
Mais il peut également être utilisé comme un formidable outil de travail pour le chercheur, débutant ou confirmé, qui s'intéresse à la phénoménologie et aux sciences cognitives. En effet, l'auteur nous offre de nombreuses traductions d'inédits de Husserl, mais aussi de nombreuses références essentielles pour le philosophe sensible à la science.
Cette richesse documentaire et le style adopté par l'auteur, volontairement accessible, font de cet ouvrage un élément essentiel pour qui souhaite avoir une vue d'ensemble sur les problèmes relatifs à l'étude de la vie subjective et sur les réponses qui sont proposées à ce propos.