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couverture du livre

Puissance de l'enfance, Vygotski avec Spinoza

Qu'est-ce qu'un enfant ? Est-il un adulte en devenir ou une altérité radicale ?

Voilà la question majeure que soulève Pascal Sévérac, professeur de philosophie à l'université UPEC, à travers l'analyse de la théorie du développement intellectuel de l'enfant élaborée par l'éminent psychologue russe du début du XXe siècle, Lev Vygotski (1896-1937), et inspirée de la philosophie de Spinoza.


Voir aussi : Spinoza


I - Le développement de l'enfant, un « développement-transformation » 1

A – le développement de l'enfant, continuité ou rupture ?

P. Sévérac inscrit son étude de la psychologie vygotskienne au cœur des débats contemporains portant sur la pédagogie. Deux conceptions s'affrontent : d'une part celle dite continuiste selon laquelle le développement de l'enfant est l'accompagnement du développement de propriétés déjà présentes et d'autre part celle dite de la rupture selon laquelle le savoir est d'abord imposé de l'extérieur comme étranger à l'enfant.

Si la première naît avec Dewey, elle consacre pourtant en creux la conception d'un enfant comme un être malléable, ce qui corrobore les logiques managériales du système capitaliste. En revanche, si la seconde semble consacrer l'idée d'un devenir savant de l'enfant, elle ne repose pas sur la présence de dispositions préalables. Or celles-ci seraient le produit, profondément inégalitaire, du milieu social et économique dans lequel grandit l'enfant. Ainsi, la conception discontinuiste permet, pour les enfants de tous les milieux, un accès plus démocratique au savoir.

P. Sévérac souligne que ces deux conceptions de la pédagogie ont été imputées à Vygotski, ainsi certains le dénoncent comme le défenseur d'un populisme pédagogique et d'autres comme le défenseur d'un aristocratisme du savoir.

B – Le développement de l'enfant : Nature ou Culture ?

Dans son Histoire du développement des fonctions supérieures, Vygotski souligne que la philogenèse, le développement de l'espèce, et l'ontogenèse, le développement de l'individu, sont contemporains chez l'enfant. Cependant, ils sont à tort confondus, d'aucuns prenant le développement de l'individu comme le produit naturel du développement de l'espèce 2.

Le psychologue suisse Piaget (1896-1980), théorise l'idée selon laquelle deux natures s'affrontent au sein de l'enfant, deux natures représentées à la fois par la pensée et le langage. Ainsi, le langage égocentrique, tourné vers soi, et la pensée autistique, venant exclusivement de l'enfant, seraient premiers chronologiquement ; tandis que le langage réaliste et la pensée logique seraient premiers logiquement. Schématiquement, les premiers seraient les produits d'un ordre naturel et les seconds d'un ordre social. Le passage de l'enfance à l'âge adulte consacrerait le triomphe de l'ordre social sur l'ordre naturel.

Cependant, Vygotski réfute la théorie de Piaget et théorise le développement-transformation 3, à la fois le résultat d'un auto-mouvement et d'une médiation extérieure. En effet, si l'enfant porte en lui une force de contradiction, elle doit toutefois être accompagnée d'un effort culturel, i.e accompagnée par les adultes de son entourage scolaire et familial, afin de faire advenir une altérité consubstantielle à l'enfance (Pensée et langage).

C- Vers L'individualisation du social 4

Si la psychologie de Vygotski a pu être caractérisée comme historico-culturelle, c'est notamment dû à la conceptualisation de l'individualisation du social permis notamment par la redéfinition du concept spinoziste de contrainte. Chez Spinoza, la contrainte est une force extérieure et hétéronome ; de son extériorité radicale résulte l’impossibilité première de l'individu à la connaître et partant à être libre. Vygotski redéfinit ce concept comme détermination par une altérité. Or, remplacer l'extériorité par l'altérité introduit la notion de dialogue, qui suppose que l'enfant soit actif dans cette relation ; dès lors l'enfant est coagi par le social. De ce fait, l'acquisition du langage réaliste ne suppose pas la suppression passive du langage autistique mais son intégration progressive et active à ce dernier.

Le social n'est pas, dès lors, cause transitive, mais cause immanente du développement de l'enfant. Ces concepts spinoziens de la causalité sont opposés : l'un désigne une cause extérieure, source de passivité et partant de servitude, et l'autre une cause intérieure, source d'activité et partant de liberté.

Ainsi pour reprendre les mots de P. Sévérac : Si Vygotski insiste sur cette idée que le développement de l'enfant n'est pas seulement la socialisation d'un individu mais l'individualisation du social, c'est pour mettre au jour la singularité du développement individuel comme expression de la puissance collective.

II – L'emploi de l'anthropologie spinozienne au service d'une théorie à vocation pratique.
Le cas de la pensée et du langage pour comprendre le développement de l'enfant

A – Le choix de la philosophie de Spinoza

En Russie au début du XXe, les philosophes marxistes lisent la philosophie de Spinoza comme le paradigme d'une philosophie matérialiste et athée, c'est dans ce contexte que Vygotski se tourne vers l’auteur de L’Éthique (1677) pour élaborer une psychologie nouvelle.

Selon P. Sévérac, le psychologue russe fait jouer une connaissance fine de Spinoza contre une connaissance plus approximative de Descartes, présenté comme la principale source des psychologies contemporaines. Comme en témoigne La théorie des émotions, il fait ainsi triompher une psychologie dite moniste, qui consacre l'union de l'âme et du corps, sur une psychologie dite dualiste qui consacrerait le prima de la pensée sur le corps dans une tradition considérée comme cartésienne.

B– Les plans, le paradigme de la transformation par intégration

Comment l'enfant passe-t-il du babillement au discours rationnel ? Un tel passage suppose de distinguer entre différentes strates psychiques que Vygotski nomme plans : la tendance affective et volitive, la pensée, le langage intérieur, le langage extérieur. Aucun de ces plans n'est une traduction de l'autre ; le passage de l'un à l'autre se fait par transformation 5.

D'après P. Sévérac, une telle théorie est d'abord sous-tendue par deux principes spinoziens : d'une part, il n'y a pas d'affects comme l'amour ou le désir sans idées 6, d'autre part les idées ne sont pas des peintures muettes sur des tableaux 7. Elle est également tributaire d'un principe ontologique et anthropologie spinozien plus fondamental selon lequel la pensée individuelle est un mode de l'attribut pensée de la substance infinie tandis que le mot est un mode de l'attribut étendue ; ainsi compris, il ne peut exister de relation de causalité entre le mot et la pensée.

Cette théorie complexe permet à Vygotski d'avancer l'idée selon laquelle la pensée se réalise dans le mot, en d'autres termes elle y prend forme sans s'y réduire ; ainsi ni identiques, ni indépendants, pensée et langage n'ont certes pas de relation originelle, mais exigent peu à peu d'être pensés dans leur corrélation nécessaire. P. Sévérac montre avec brio la manière dont la philosophie spinoziste peut être, dans toute sa complexité, utilisée au service d'une science à vocation pratique, c'est-à-dire a vocation d'être utilisée dans une action thérapeutique.

C- Genres de connaissance et stades de connaissance

Comment l'enfant passe-t-il d'une connaissance exclusivement tirée de son expérience quotidienne et de sa mémoire à une connaissance dite scientifique ? Voilà la question à laquelle tente de répondre Vygotski à travers sa théorisation des stades de connaissance. S'ils font écho aux trois genres de connaissances (empirique, rationnel, intuitif) identifiés par Spinoza dans Le traité de la réforme de l'entendement, ils ne s'y identifient pas. En effet la notion de stade recouvre une acception à la fois génétique et historique dont la notion de genre est dépourvue 8. La nature de l'enfant doit ainsi être pensée comme dynamique, processuelle, en activité 9.

P. Sévérac lit dans Pensée et langage un devenir intuitif du concept scientifique, ce qui fait écho, dans un langage spinozien, au passage du deuxième au troisième genre de connaissance ; cependant, si la théorie de Vygotski se fonde sur cette classification, c'est pour mieux la dépasser. L'adjectif intuitif ne doit ainsi pas être compris au sens faible de ce qui est confus et/ou indicible mais au sens fort, spinozien, de la compréhension sans médiation. Ainsi, le devenir intuitif du concept scientifique désigne un stade où les concepts scientifiques cessent d'être des mots vides de sens pour être compris intuitivement.

A titre d'exemple, P. Sévérac convoque deux réceptions de la part d'un élève de l'explication de la poussée d'Archimède : d'une part l'apprentissage par cœur où les mots sont vides de sens et d'autre part la compréhension véritable qui suppose l'appropriation de ce qui a été reçu.

III- Une psychologie tournée vers une éthique ?

La conception spinozienne de la liberté comme connaissance de la nécessité sous-tend la psychologie de Vygotski, comme le montre le concept d'expérience active 10. Si la traduction française a explicitement recours au concept spinozien d'activité par l'entremise de l'adjectif actif, P. Sévérac se tourne vers le concept russe pour en souligner toute la richesse. Sa traduction littérale serait ah ! ah ! l'expérience (celle que l'on fait). Ainsi, il désigne non seulement l'acquisition d'un savoir qui donne un sens nouveau à celui déjà acquis mais il traduit surtout la joie qui en résulte, semblable au « eurekâ » qui accompagne symboliquement la découverte.

P. Sévérac met cependant en évidence les déplacements propres à Vygotski. Le psychologue russe pense l'accroissement de puissance (chez l'enfant) comme composition des forces 11, et partant semble a priori adhérer à l'adage spinozien de l’Éthique IV selon lequel rien n'est plus utile à l'homme que l'homme. Il se souvient toutefois que l'adage complet est le suivant : Rien n'est plus utile à l'homme que l'homme doué de raison. Là se trouve un déplacement propre à Vygotski dans la mesure où il pense une augmentation de puissance dans une relation enseignant.e / apprenant.e fondamentalement déséquilibrée au sens où l'enfant est d'abord asservi aux passions et aux idées inadéquates.

Ainsi, la théorisation de la place de l'affect de joie et de l'augmentation de puissance dans l'apprentissage actif de l'enfant est une référence explicite aux théories spinoziennes de la connaissance et de la liberté, de la liberté comme augmentation de connaissance.

Conclusion :

Vygotski élabore une nouvelle psychologie à partir d'une lecture érudite de la philosophie de Spinoza et permet ainsi de repenser le développement de l'enfant en des termes qui sont toujours d'actualité. Cette prouesse théorique permet de repenser les liens sans cesse renouvelés entre philosophie comme pratique théorique et psychologie comme théorie pratique.

Finissons sur la belle conclusion de P. Sévérac : N'est bien compris que ce qui est bien transformé, n'est bien transformé que ce qui est bien compris, qu'il s'agisse d'une théorie, d'un affect ou d'un enfant.

Autrice de l'article :

Anouk Pabiou, Élève à l’École Normale Supérieure de Lyon.

1 I, 1, p. 28
2 I, 1, p. 23
3 I, 1, p. 28
4 I, 4, p. 53
5 III, 10, p. 149
6 Éthique II, axiome 3
7 Éthique II, prop. 43, scolie
8 P. Sévérac, La puissance de l'enfance, II, 6, p. 77
9 II, 6, p. 88
10 II, 9, p. 122
11 II, 8, p. 116