1. Accueil
  2. Thématiques
  3. Philosophie de la religion
  4. Le complotisme protestant contemporain
couverture du livre

Le complotisme protestant contemporain

Comment comprendre le succès des théories du complot qui prolifèrent sur Internet ?

Telle est la question directrice de cet ouvrage...


La montée en puissance du complotisme dans nos sociétés

Au cours des vingt dernières années, la liberté de discussion qu’offre Internet, sur les sites, les blogs, puis les réseaux sociaux a facilité le développement de thèses alternatives aux versions officielles de l’histoire et de l’actualité. Beaucoup d’entre elles sont de nature complotiste ou conspirationnistes, c’est-à-dire qu’elles supposent que des cercles de pensée clandestins, voire des sociétés secrètes pratiquant la magie noire et l’occultisme font avancer des projets politiques dans l’ombre, et manipulent l’opinion publique, à travers les médias, pour asservir l’humanité. Toutes sortes de sujets ont nourri ce genre d’hypothèse, des guerres états-uniennes dans le monde arabe à la conquête de l’espace, en passant par les campagnes de vaccination, la libéralisation de l’avortement, etc.


La plupart des gens passés par une formation intellectuelle « classique », spécialement parmi les plus diplômés, qui sont aussi ceux qui sont généralement des lecteurs assidus de la presse « mainstream » (comme disent les anglo-saxons), ont tendance a reléguer ce genre de spéculation dans le domaine pathologique de la paranoïa, et même, depuis quelques années, à le censurer sous le vocable de « fausses nouvelles », ou « discours de haine », censé briser le lien social en entretenant chez tout un chacun une méfiance hyperbolique à l’égard de tout ce qui pourrait entretenir un sentiment d’appartenance commune à un même monde, une même nation etc.

Cet esprit de censure révèle par effet de contraste le succès croissant du complotisme qui s’installe facilement dans le débat, jouant sur l’esprit de curiosité de tout un chacun, mais aussi sur le ressentiment qu’entretiennent chez nos concitoyens des institutions accaparées par des techniciens peu soucieux de les consulter.

Un complotisme pluriel qui peut parfois être hautement structuré

Si le travail du sociologue est bien, depuis Max Weber, de rendre compte, d’un point de vue compréhensif des motivations des acteurs qui structurent le débat public, il n’est pas possible de tenir le discours complotiste pour un simple délire objet d’opprobre. Dans la mesure où il ne s’agit pas d’un simple « idiome », au sens où Derrida l’entendait, c’est-à-dire un langage qui serait propre à une seule personne, mais d’une forme de rationalité (qu’elle soit pervertie ou non) à laquelle des groupes entiers adhèrent, il est justiciable d’une étude intrinsèque sans a priori qui en démontre les articulations profondes, les cohérences, les absurdités etc.

Ainsi décortiqué de l’intérieur, le complotisme apparaît comme un véritable courant de pensée, et un courant pluriel, composé de diverses tendances, les unes modérées dans leurs conclusions (avec l’idée par exemple que beaucoup de nos politiques publiques résultent d’une action concertée par les grands groupes financiers internationaux), et d’autres très extrêmes (par exemple ceux qui soutiennent qu’un groupe d’extraterrestre gouvernerait l’humanité, ou encore qu’aucun texte antique n’est fiable et que les ruines de Rome remontent toutes aux XIIIe siècle…). Certains courants sont assez homogènes, d’autres contradictoires, certains poussent loin la recherche du détail dans la démonstration, d’autres s’en tiennent à des hypothèses générales spectaculaires mais non argumentées etc.


Dans l’ouvrage Le complotisme protestant contemporain, on s’est attaché à étudier une thèse complotiste particulièrement intéressante du point de vue intellectuel parce qu’elle offre un éclairage alternatif sur plus de 2000 ans d’histoire occidentale et, de ce fait, englobe toute une série de problématiques particulièrement riches qui vont de l’héritage de la Rome antique au sens de la conquête des Amériques en passant par la signification des Croisades et celle de la révolution bolchévique russe… Cette thèse est présentée sur Internet depuis une douzaine d’années par la prédicatrice protestante américaine Barbara Aho sous le titre Mystery Babylon- The Great Catholic or Jewish.

Ce texte est aussi intéressant à deux titres. Tout d’abord parce qu’il permet de voir que le complotisme ne surgit pas ex-nihilo. Il se nourrit souvent de toute une tradition comme c’est le cas de la thèse d’Aho qui renvoie à une abondante littérature catholique royaliste du XIXe siècle, mais aussi de courants ésotériques qui ont grandi dans le giron de la franc-maçonnerie. Pour bien en comprendre l’arrière-plan, il faut avoir lu des auteurs peu cités par l’historiographie officielle qui, à diverses étapes, se sont prévalus de révélations d’ « initiés » susceptibles de révéler par exemple en quoi l’exécution de Louis XVI était une vengeance du dernier grand maître des Templiers Jacques de Molay, orchestrée par ses descendants dans les sociétés secrètes (une thématique qui a retrouvé un élan de vigueur avec l’incendie de la cathédrale Notre Dame de Paris récemment) ou en quoi la création d’Israël résultait des projets de l’hérésie juive du « prophète » Jacob Frank.

Une démarche qui peut se combiner avec certains ressorts profonds de la révélation monothéiste

Le second intérêt du texte de Barbara Aho est de montrer combien le complotisme dans sa dimension eschatologique s’articule facilement à la prédication monothéiste. L’auteure en effet est protestante. Elle prend à l’envers la grande saga du « Da Vinci Code » de Dan Brown, qui est originellement celle du Prieuré de Sion, divulguée par le français Pierre Plantard, popularisée en 1982 par les journalistes britanniques Michael Baigent, Richard Leigh et Henry Lincoln dans le best seller Holy Blood, Holy Grail (publié en France sous le titre L’Enigme sacrée). Ce que les milieux gnostiques valorisent comme une tradition cachée (celle d’une lignée royale issue de Jésus-Christ et de Marie-Madeleine que les sociétés secrètes auraient protégée au fil des siècles), Aho l’interprète a contrario comme un creuset millénaire d’où sortira l’Antéchrist. Les Mérovingiens, les Templiers, les Illuminati, et même le Vatican deviennent ainsi des avatars de ce que l’Ancien Testament identifiait comme la « Tribu de Dan » d’où sortira « l’Homme de la Perdition » au seuil de l’Apocalypse.

Ainsi, on voit que le complotisme se greffe naturellement sur les prophéties juives, chrétiennes ou musulmanes. Il suffit d’ajouter des sociétés secrètes comme médiatrices entre les démons et les hommes, pour mettre au jour l’action occulte des premiers dans l’Histoire des seconds jusqu’à la Révélation finale. Ainsi, dans le cas de Barbara Aho, on voit la prédication évangélique trouver une sorte de second souffle à travers le complotisme, dans un langage qui mêle souvent trivialité et érudition (authentique ou frelatée, il n’appartient pas au sociologue d’en juger). Un second souffle qui peut toutefois s’avérer très problématique quant au positionnement du chrétien à l’égard de son environnement qu’il implique…

Il est à noter aussi qu’occasionnellement dans le monde contemporain certaines références « New Age » ou ouvertement satanistes viennent « dialectiquement » conforter cette lecture chrétienne apocalyptique de l’histoire, quand, par exemple, une chanteuse américaine à la mode aujourd’hui se déguise en Jeanne d’Arc avec un œil d’Horus maçonnique sur sa cuirasse ou lorsqu’un soupçon de pédo-satanisme entoure un trust qui gère un site templier en Ecosse.


Ainsi s’intéresser au complotisme chrétien permet-il à la fois de resituer dans des problématiques historiques très vastes des débats qui surgissent périodiquement autour de tel roman, tel film, telle chanson, telle cérémonie publique organisée par nos gouvernants, tout en mettant en lumière sous un jour nouveau certains ressorts profonds de l’eschatologie biblique qui étaient déjà au cœur des réflexions des Pères de l’Eglise depuis l’aube du christianisme.

Auteur de l'article :

Christophe Colera, docteur en sociologie, diplômé de l'IEP de Paris, chercheur indépendant.