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Manuel de sagesse païenne
Thibault IsabelCet ouvrage étudie la pensée pratique des philosophes antiques, principalement grecs ou chinois, et montre quelle conception de la sagesse ils ont contribué à édifier.
La quête du souverain bien
Les philosophes de l’Antiquité grecque, romaine ou chinoise étaient moins préoccupés par la connaissance théorique des choses que par la mise en place d’une sagesse pratique, visant à définir les conditions du bien-vivre. Au lieu d’assujettir la réflexion philosophique à la révélation d’une vérité dogmatique et d’un devoir-être métaphysique, ils tentaient pour la plupart d’élaborer un idéal de juste mesure : le sage dévoile avec finesse et nuance les aspects divers du monde pour évaluer la conduite la plus adaptée en chaque circonstance.
A travers les seize chapitres de ce livre, il s’agit de dégager l’esprit général du paganisme, dans ses formes dominantes, notamment à l’époque d’Héraclite en Grèce et de Confucius en Chine.
Le terme de « paganisme » renvoie à l’atmosphère spirituelle des cultures antérieures à l’implantation des grandes religions révélées que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam. Les religions du Livre tendent vers un Dieu transcendant, c’est-à-dire distinct de la nature ; la conception païenne du divin considère au contraire que le corps et l’esprit ne peuvent pas davantage être dissociés que le créateur et sa création. Il n’existe pas d’âme indépendante du corps, ni de Dieu indépendant du monde. L’âme est un souffle animant la matière du corps, tout comme le divin est un souffle animant la matière du monde.
La vie après la mort n’est qu’un songe, elle aussi. Il ne faut pas vivre au regard d’une vie future mensongère et d’une morale catégorique universelle, mais en se souciant du bonheur terrestre, érigé en souverain bien.
Cette posture n’est pas pour autant relativiste ou strictement hédoniste. Le plaisir des sens est valorisé à la seule condition de compléter un ordre de sens plus subtil, caractérisé par la joie. La joie désigne en effet un état de sérénité existentielle, d’équilibre, d’harmonie avec soi-même ou avec l’environnement social et écologique. L’homme qui se livre corps et âme au plaisir, sans se soucier de la joie, est donc comparable à une bête sauvage. Quant à l’ascète qui brime toute forme de plaisir ou de bonheur terrestre au nom d’une libération post-mortem, d’un salut, il renie sa nature profonde d’être humain.
Le juste milieu
Contre ces deux excès, l’humanisme authentique consiste à cultiver sa nature. Confucius écrivait par exemple : Quand le naturel l’emporte sur la culture, cela donne un sauvage ; quand la culture l’emporte sur le naturel, cela donne un pédant. L’exact équilibre du naturel et de la culture produit l’honnête homme
. (Entretiens, XII, §8)
L’éducation confucéenne revenait d’ailleurs à discipliner les âmes, notamment par l’étude et les rites, sans pour autant les embrigader au service d’une vérité préconçue ou d’une cause impérative : il s’agissait en cela d’un formalisme pédagogique, puisqu’on se donnait pour but de former le caractère sans conformer la pensée à des dogmes. L’élève apprend la rigueur à travers la discipline qu’on lui inculque, et c’est cette discipline qui lui permettra ensuite de faire preuve d’esprit critique, de se débarrasser de ses préjugés ou de ses croyances toutes faites.
Les philosophes païens ne croyaient pas aux vérités universelles, mais à la multiplicité des aspects du monde. Au lieu d’hypostasier des vérités simples universalisables, ils s’en tenaient à des vérités complexes, toujours liées à un contexte particulier. Ce qui est vrai en certaines circonstances ne l’est pas dans d’autres. La complexité du monde nous oblige par conséquent à la nuance, à la finesse et à la mesure, car il faut toujours faire la part des choses et mesurer ses opinions pour rester dans le droit chemin. Le juste milieu n’est pas un point fixe, intermédiaire absolu entre deux extrêmes immuables ; il est la juste mesure du réel, sans cesse renouvelée, et sans cesse remise à l’épreuve des phénomènes.
Le devenir plutôt que l’être
C’est pourquoi Aristote, tout en héritant de l’idéal homérique du juste milieu, donne à cette idée une coloration beaucoup plus fixiste que chez la plupart de ses prédécesseurs. Il reconnaît l’importance de l’interprétation, qui réajuste chaque vérité en fonction du contexte, mais s’attache malgré tout à une conception essentialiste du cosmos, que l’on qualifie habituellement de « réaliste ». Il en déduit une logique binaire, récusant le principe du tiers-inclus, alors que les penseurs de la complexité considèrent qu’une telle logique ne vaut que pour les réalités simples, comme les mathématiques, ou dans une moindre mesure pour certains phénomènes dotés d’une grande régularité ; mais la logique mathématique passe à côté des réalités les plus subtiles du monde.
Cela revient à dire que, pour les anciens, le monde ressortit de la catégorie du devenir plutôt que de celle de l’être. Il est de ce point de vue enrichissant de noter les correspondances entre la vision héraclitéenne du cosmos et la vision taoïste : dans les deux cas, on pense le réel comme un fleuve plutôt que comme une Lumière divine ou séculière. Les chrétiens et les rationalistes universalistes privilégieront en revanche l’Un, et rompront à cet égard avec l’articulation antique de l’Un et du Multiple.
La philosophie païenne a néanmoins pu inspirer nombre d’auteurs modernes, que ce fût directement ou indirectement. On pense en particulier à Giordano Bruno, qui s’était nourri de l’hermétisme hellénistique, mais encore à Baruch Spinoza, grand lecteur de Bruno et de la tradition kabbalistique hébraïque, proche du paganisme. Friedrich Nietzsche, qui, par sa formation de philologue, fut d’abord et avant tout un spécialiste de la pensée présocratique, s’est lui aussi abreuvé à des sources très similaires.
Auteur de l'article :
Thibault ISABEL, docteur en esthétique, directeur de publication du site linactuelle.fr . Il est aussi l’auteur de Pierre-Joseph Proudhon, l’anarchie sans le désordre (Autrement).