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Fossiles de Mémoire
Bruno CanyL'auteur propose ici une étude approfondie des liens entre poésie et philosophie d’Homère à Jacques Roubaud, ainsi que le sous-titre du livre le précise.
Ce qui l'amène à une revalorisation du poème en prose, contre le modèle dominant du vers.
Fossiles de Mémoire est un recueil de dix-huit études dont les objets, les thèmes et les territoires sont – depuis Homère jusqu’à Jacques Roubaud et Maurice Roche – ceux de l’articulation de la poésie et de la philosophie, et dont l’axe de réflexion est la refondation d’un art de voir en tant qu’art de vérité poético-philosophique.
Rejetant sa limitation conventionnelle au seul vers, le terme « poésie » est ici entendu dans son extension textuelle la plus large, puisqu’elle inclut virtuellement l’ensemble des recherches des prosateurs sur la langue et, bien entendu, ses formes nouvelles, dont le « poème en prose » est pensé comme le lieu par excellence de la rencontre moderne de la poésie et de la philosophie.
« Le poète pense visuellement »
L’hypothèse de départ est que le poète – l’artiste plus généralement – pense visuellement et qu’il est temps d’accorder toute notre attention à ce renouvellement, qui prend sa source au milieu du XIXe siècle, afin d’en esquisser la philosophie.
La première intuition est que cette pensée est une pensée de l’homme plongé dans le monde en situation de penser – et cela depuis l’origine de la poésie. Qu’il est donc nécessaire de repartir des sensations et de lever l’hégémonie du logos qui pèse, en Occident, sur toute pensée.
La seconde intuition est que cette pensée visuelle Trans-artistique, qui cherche à saisir l’objet en son objectivation sensible, relève de la dialectique du voir / faire voir ; car l’artiste ne se contente pas de voir, il doit encore et surtout faire voir au lecteur, au spectateur ou à l’auditeur, convaincu qu’il est qu’en l’absence de ce partage aucune œuvre, fut-elle de pensée, n’est possible.
La confrontation, ou plutôt le dialogue, avec les arts visuels de la modernité que sont la photographie et le cinématographe est donc essentielle puisqu’elle permet de faire retour à cette idée – déjà présente dans l’Antiquité – que la poésie comme la peinture sont des arts de l’image, pour la penser à nouveaux frais.
La troisième intuition est donc que la pensée visuelle de l’artiste va fonder sa philosophie comme une pensée située à hauteur d’homme, c’est-à-dire comme scepticisme. Que le Poète est la figure par excellence de la pensée sur son parvis.
Si, d’une part, la pensée est toujours la pensée d’un homme et que cette pensée n’est jamais indépendante du langage qui l’exprime et si, d’autre part, cette pensée est toujours en situation et inscrite dans le monde, qu’il soit physique (ou matériel), social (ou collectif) et psychique (intérieur), ainsi que l’exprime la formule « pensée à hauteur d’homme », alors il y a sens à mettre en scène le penseur en tant que « Figure du philosophe ».
Ici, le poète-philosophe – en tant que figure du scepticisme – s’origine dans la Figure de Socrate – comme première Figure du philosophe –, pour nous guider de Xénophane, inventeur du « Je pense » au VIIe siècle avant J.-C., jusqu’à Geneviève Clancy, une des poétesses les plus radicales et les plus bouleversantes de la poésie française de la seconde moitié du XXe siècle, dans des œuvres où la pensée se conquière à partir de l’art poétique.
« Le poème, lieu d’élection de la pensée philosophique »
Cette dialectique de la pensée philosophique et de la parole poétique permet à l’auteur de repenser le doute comme le mouvement inaugural de toute pensée en même temps que le geste affirmatif de la parole poétique.
Dans l’un de ses poèmes, cité dans Fossiles de Mémoire, l’auteur nous dit :
Le poète est authentiquement sceptique en ceci que la suspension du jugement n’est aucunement pour lui un quelconque moyen d’accès à quelque certitude
[…].
Et en tant qu’homme au jugement suspendu, le poète est un philosophe pour qui la philosophie est l’attention portée à ce jeu de la part d’ombre
et l’acte philosophique l’opportunité de sourire à la rencontre de la pensée et de l’action.
Enfin, l’enjeu de ce livre, qui reprend le questionnement sur l’imagination et la mémoire poétique, la narration comme mode de la pensée visuelle ou encore le personnage comme opérateur de cette pensée expérimentale…, l’enjeu plus personnel de ce livre était de permettre à l’auteur de dégager une esthétique du poème en prose comme geste unifiant la poésie et la philosophie dans le but d’affirmer – contre les tenants du « vers libre standard » – que le poème en prose est probablement la forme majeure de la création poétique au XXe siècle.
Le poème en prose, en effet, assume pleinement son statut de forme poétique d’après la « crise du vers » (ce dont s’est révélé incapable le vers libre) et revendique d’être une forme-informe, comme un nuage dans le ciel de la poésie.
Et c’est à une curieuse histoire que nous convie le premier essai de ce livre. Laquelle histoire nous conte que le poème en prose est cette présence obstinée de la poésie hors du vers (l’ethno-poésie nous a enseigné qu’elle peut même être hors des mots, dans les sons des tambours africains ou dans les dessins sur le sable de telle ou telle tribu indienne, par exemple) ; et que le poème en prose – depuis Aloysius Bertrand, Baudelaire ou Mallarmé jusqu’à Michaux et Ponge en passant par Reverdy ou Max Jacob – offre à la poésie française contemporaine une part importante de ses œuvres les plus remarquables, alors même que cette dernière s’obstine, dans un déni d’une anti-modernité effarante, à définir la poésie par le vers, et à refuser au poème en prose le droit d’être de la poésie !
Il nous est alors aisé de percevoir que la philosophie esthétique naît au cœur même du combat artistique de la modernité, et que dans le dialogue essentiel qu’elle entretient avec la poésie, la pensée philosophique autorise la poésie à accéder à elle-même à travers ses formes toujours renouvelées.