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Création du monde et limites du langage, Sur l’art d’écrire des philosophes juifs médiévaux
David LemlerComment dire ce qui se pense mais échappe à l’imagination ? Ce qui se démontre mais se dérobe à toutes représentations adéquates ? Voilà la question à laquelle répond David Lemler, maître de conférence à l’UFR d’études arabes et hébraïques de la Sorbonne, dans cet ouvrage, en explorant les écrits emblématiques de philosophes juifs médiévaux consacrés à la création.
Peut-on parler d’une « philosophie » juive médiévale ?
Si au XIIIe siècle, dans son Guide des Egarés, Maïmonide tente de démontrer la compatibilité entre la Torah et la philosophie identifiée à la science aristotélicienne 1, c’est que manifestement l’expression de « philosophie juive » ne va pas de soi. Pourtant, l’étude des écrits des philosophes juifs sur la création proposée par D. Lemler évacue rapidement cette question : la « philosophie juive » désigne une tradition de pensée qui s’est développée dans l’histoire au confluent de la pensée juive et de la philosophie héritée de l’Antiquité grecque.
Pourtant, la possibilité d’une philosophie juive est au cœur du problème que soulève D. Lemler : les écrits des philosophes juifs médiévaux sur la création ne sont pas le moyen d’énoncer une vérité hétérodoxe mais d’exposer dans et par le langage quelque chose de ses propres limites
2. Il s’agit moins d’un discours théologique qu’une entreprise philosophique consistant à mettre en mots ce qui précisément semble être indicible ; en d’autres termes, comment dire l’origine du monde si le langage est d’abord un produit de ce monde ?
D. Lemler explore la possibilité d’un tel discours dans une série de monographies consacrée à six philosophes juifs médiévaux et structurée autour du Guide des Égarés (XIIIe siècle) de Maïmonide, comme un ouvrage clé que certains (Saadia Gaon et Ibn Ezra) semblent annoncer et auquel d’autres (Gersonide, Albag et Crescas) répondent selon un art d’écrire toujours singulier.
Qui sont ceux que nous appelons les « philosophes juifs médiévaux » ? Commentateurs de la Torah au même titre qu’Averroès a pu être nommé « le commentateur » d’Aristote, ce sont généralement des Rabbins spécialistes de l’exégèse biblique. Bien que complexe, ce livre permet ainsi de se plonger au cœur de la philosophie juive qui a inspiré nombre de philosophes modernes, tels Spinoza et Leibniz, et dont Levinas ou Walter Benjamin sont les héritiers directs, et ce à travers une étude aiguë des limites du dicible.
La création aux prises avec le langage : Ésotérismes philosophiques
La réflexion sur l’art d’écrire menée par D. Lemler se double d’une réflexion sur l’art de lire. Si les philosophes juifs médiévaux ont écrit sur la création de manière à chaque fois singulière, cela suppose dès lors qu’un certain type de lecture soit nécessaire.
D’après les travaux menés par Leo Strauss dans La persécution et l’art d’écrire (1942), D. Lemler analyse les écrits juifs médiévaux consacrés à la création à l’aune de ce qu’il identifie en introduction comme deux ésotérismes philosophiques
.
Si l’ésotérisme désigne depuis l’Antiquité un enseignement réservé aux seuls initiés à cause de sa complexité, l’auteur en distingue deux formes ; la première est celle dégagée par Leo Strauss dans l’ouvrage précédemment cité, qu’il nomme « l’écriture du secret », justifiée par l’hétérodoxie de l’enseignement délivré au regard de la norme politico-religieuse ; la seconde est la forme « philosophique » ou « essentielle » par excellence, celle qui traduit l’effort de l’auteur pour rendre compte d’un objet qui échappe au langage.
Ainsi, il ne fait aucun doute que les écrits des philosophes juifs médiévaux soient ésotériques, mais la question de savoir à quel type d’ésotérisme ils appartiennent reste ouverte.
Sont-ils le fruit de la peur de la censure et des représailles politico-religieuses ou bien du problème proprement philosophique de la connaissance d’un objet, à savoir l’origine du monde, antérieur à tout sujet humain ? Un peu des deux, avance D. Lemler, en prenant pour exemple paradigmatique l’introduction du Guide des Égarés de Maïmonide (cf. Chapitre III : « l’introuvable "véritable doctrine de Maïmonide" »).
Quelle que soit la clé de lecture retenue, le pacte de lecture est rompu
, souligne D.Lemler, dans la mesure où le texte ésotérique dissimule et révèle dans un même mouvement. Il s’agit dès lors de tirer des tensions présentes un enseignement philosophique
.
Le paradoxe interne à l’idée de création (...) quoique pensable, (elle) est comme nécessairement désabsolutisée par la figuration imaginaire qu’elle appelle
3
Quel est le paradoxe de la création du monde auquel tente de répondre les philosophes par l’entremise d’arts d’écrire ésotériques ?
Nous avons déjà identifié le problème épistémologique soulevé par D. Lemler, celui du caractère connaissable d’un objet qui est tout à la fois antérieur à et condition de possibilité de tout sujet de connaissance : le monde. Pourtant, la résolution d’un tel problème philosophique se confronte à un double héritage celui de la théologie et de la tradition philosophique relue à l’aune de cette dernière.
Selon D. Lemler, le problème théologique de la création divine est le suivant : comment penser la création sans qu’il n’y ait un affaiblissement de la perfection de Dieu ? Cela suppose qu’il n’y ait pas d’avant la création, et que celle-ci soit éternelle. Ainsi, la création divine serait absolue, c’est-à-dire de novo, avec une durée finie par le passé, et ex nihilo, à partir de rien, d’où la notion d’ « adventicité » choisie par D. Lemler comme la plus adéquate pour rendre compte d’une telle position. Or, celle-ci est forgée en réponse aux positions philosophiques classiques relues à l’aune de la théologie.
D’abord, celle attribuée à Platon dans le Timée, selon laquelle la matière serait prééternelle. Puis, celle de néo-platoniciens tels que Plotin, selon laquelle le monde émanerait d’un principe premier et qu’il n’y aurait partant pas de création à proprement parler. Enfin celle attribuée à Aristote, selon laquelle le monde serait a parte ante, i.e dont la matière serait première ; cette dernière position est décisive dans la mesure où, d’après L. Strauss, pour Maïmonide la philosophie était associée à la science aristotélicienne
.
D. Lemler montre cependant comment les écrits des philosophes juifs médiévaux tentent de répondre avant tout au problème épistémologique posé par le « paradoxe de la création » dans l’horizon, certes, des différentes positions évoquées. Ainsi, le récit biblique est d’abord pour (Abraham Ibn Ezra) celui de l’avènement d’un monde pour l’homme
4. Soucieux de ne pas porter atteinte à la perfection de Dieu, tout en réfléchissant au problème propre au récit humain de la création, ce rabbin andalou du XIIe siècle est le premier à revendiquer ouvertement l’emploi d’un discours ésotérique ; D. Lemler interprète cette revendication comme l’aveu du caractère indicible de la création. Dès lors, son étude prend la forme d’un discours sur le discours plus que (d)’un discours sur le monde
5.
Ce déplacement subtil entre étude de l’objet et étude du discours sur l’objet pose avec acuité les questions du dicible et de l’indicible, du concevable et de l’inconcevable, propres à la philosophie du langage.
Conclusion
Ainsi les écrits des philosophes juifs médiévaux consacrés à la création sont moins des discours que des tentatives de discours, moins l’énoncé d’un dogme, que la recherche sans cesse renouvelée de la possibilité de dire l’origine du monde ; pour reprendre un mot de Wittgenstein que D. Lemler cite en introduction : La façon correcte d’exprimer dans le langage le miracle de l’existence du monde, bien que ce ne soit pas une proposition du langage, c’est l’existence du langage même
6.
Autrice de l'article :
Anouk Pabiou, Élève à l’École Normale Supérieure de Lyon.
1 Cf. L. Strauss, La persécution et l'art d'écrire, trad. fr, Paris, Gallimard, 2009
2 D. Lemler, Création du monde et limites du langage, Sur l'art d'écrire des philosophes juifs médiévaux, Paris, éd. Vrin, 2020, introduction
3 Ibid, p. 173
4 Ibid, p. 49
5 Ibid, p. 173
6 Wittgenstein, Leçons et conversations sur l'esthétique, la psychologie et la croyance religieuse, trad. fr, Paris, Tel-Gallimard, 1971, p.153