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Des foules et du populisme
Pierre de SenarclensMon livre sur le populisme procède de la conviction que l’on ne peut comprendre les courants d’idées et les engagements politiques sans interpréter leurs dimensions affectives.
La vie politique implique en effet des rapports de souveraineté, des liens d’intégration, des identifications, autant de phénomènes qui mobilisent des émotions collectives et des idéaux chargés de désirs en partie inconscients.
Les mouvements de foule sont un révélateur singulier de cette réalité. Les militants populistes s’y épanouissent, en reprenant à leur compte la parole de leur leader, préférant la rue aux délibérations parlementaires.
Les foules et la politique
Les mouvements de foule ont toujours été un aspect de la vie politique. Ils ont joué un rôle déterminant dans l’avènement des régimes démocratiques, dans les combats pour la liberté et le progrès social.
Suivant une tradition républicaine, les foules représentent une incarnation du peuple, un avatar de sa volonté générale, au risque de légitimer des croyances illusoires, celles des nationalismes en particulier, et de justifier des violences collectives, parfois même la terreur.
Aux États-Unis, Donald Trump rassemble autour de lui des masses exaltées et agressives, qui l’acclament comme un sauveur. Ils scandent ses slogans extravagants en agitant des drapeaux américains. En France plus qu’ailleurs, les manifestations de rue sont depuis des lustres une expression ritualisée des revendications sociales.
L’apport de la psychanalyse
Freud a développé une psychosociologie des constructions identitaires qui s’est imposée comme une contribution fondamentale à l’analyse de la scène politique, en particulier à l’interprétation des régressions psychologiques qui s’affirment au sein des foules, à l’intelligence des phénomènes d’idéalisation et du culte de la personnalité qui s’épanouissent dans ces rassemblements.
Il a ainsi jeté un éclairage incomparable sur les métamorphoses des identités individuelles dans les mouvements de masse, des phénomènes qui se sont révélés sous l’effet des tyrannies d’inspiration fasciste ou communiste.
Aux origines du populisme contemporain
Les affects que mobilisent la soumission au pouvoir et les liens de solidarité politiques ont une certaine pérennité, mais ils sont influencés par les mutations socioculturelles et les évolutions des régimes de souveraineté qui en découlent. Or les conditions d’exercice du pouvoir dans les États démocratiques ont subi des évolutions significatives après la Seconde Guerre mondiale avec l’expansion de mécanismes de coopération multilatérale et d’intégration régionale entre les États démocratiques. Ces évolutions n’ont pas diminué le rôle des foules dans la vie des démocraties ni l’irruption de démagogues cherchant à bousculer les normes et les procédures endiguant les passions collectives.
À partir des années 1960, la croissance économique, l’expansion des réseaux de communication et d’information, l’ascendant de la télévision en particulier, entraînent une hétérogénéité croissante des projets de vie au sein des sociétés industrielles avancées.
L’essor de la société de consommation entretient des désirs de jouissance matérielle, associés à des aspirations de réalisation personnelle, favorisant le déclin des croyances idéologiques et des mobilisations partisanes traditionnelles. Les démocraties sont désormais fragilisées par un foisonnement de revendications identitaires hétérogènes, encouragées par un environnement socioculturel faisant une part démesurée au « culte du moi » et à l’exhibition des affects individuels.
La recrudescence des populismes dans les États démocratiques est une expression de ces changements socioculturels.
La mobilisation des affects
Les dirigeants populistes excitent les émotions collectives. Leurs aspirations sont caractérisées par un manque de cohérence doctrinale. Leur style politique est celui de la démagogie.
Ils entretiennent un refus des contraintes institutionnelles et normatives, un dénigrement des élites et un rejet des délibérations politiques soumises à des procédures juridiques vécues par un nombre croissant d’individus comme lourdes et fastidieuses.
Ils transforment volontiers la scène politique en comédie bouffonne et cultivent une forme d’encanaillement et d’indécence dans la sphère publique. Ils s’exhibent dans la vie publique sans l’assistance d’une instance de régulation normative. Ils sont en effet enclins à renverser les barrières prescriptives, les valeurs et les règles de civilité endiguant les forces d’agressivité individuelle et collective.
Leur contestation peut apparaître comme une métaphore des mouvements de foule, celle de « l’animal social qui a rompu sa laisse » pour reprendre une formule de Serge Moscovici. En minant les conventions du langage et les rapports de civilité, les meneurs populistes entretiennent un désordre dont ils peuvent tirer profit pour conforter leur influence, comme les partis d’inspiration fasciste l’avaient fait avant eux dans l’entre-deux-guerres.
Sans négliger les causes structurelles et politiques de ce phénomène, j’insiste sur ses dimensions affectives.
La souveraineté nationale, qui est au cœur des revendications populistes, est particulièrement chargée du point de vue affectif. Elle comprend l’espérance d’une nation dont les migrants, les gens différents et les dissidents seraient écartés. Le peuple serait soudé par les mêmes aspirations, enfermé dans la membrane de frontières protectrices et impénétrables.
Les populistes sont enclins à dénigrer les obstacles à la réalisation immédiate de leurs désirs. Ils flattent ce qui relève de la pensée magique, donc de l’infantile. Ils entretiennent le plaisir de la révolte contre les cadres institutionnels, les règles morales et les procédures en vigueur, favorisant des fantasmes de toute-puissance qui caractérisent les processus de régression au sein des mouvements de foule.
La plupart des dirigeants populistes flattent des individus en colère, enclins à la contestation et au persiflage de l’autorité. Ils les séduisent par les positions manichéennes qu’ils défendent, par l’agressivité qu’ils manifestent et par leur contestation des normes de bienséance.
Un exemple privilégié : Trump
Trump a été et reste une expression emblématique de cette réalité. Le soutien qu’il reçoit aux États-Unis n’est pas facile à comprendre. Il incarne le discours extravagant et les contradictions chaotiques du politicien populiste moderne. Il ne dissimule rien des failles énormes de sa personnalité, de son insécurité pathologique, de sa méchanceté, des défauts qu’il a révélés par la démesure de ses polémiques, par ses contre-vérités et son mépris des femmes.
Il se comporte comme s’il n’avait jamais grandi, comme s’il était resté incapable d’acquérir une conscience morale, comme s’il devait rester l’attraction du monde. Il n’est pourtant pas absurde de penser que son comportement pathologique est un aspect significatif de son prestige politique.
Le trumpisme est un phénomène de foule. En soutenant une telle personnalité, ses électeurs font un choix identitaire. Ils se reconnaissent dans sa personnalité fruste, dans ses prises de position à l’emporte-pièce, dans ses haines et les insultes qu’il adresse à ses adversaires. Ils apprécient sa vulgarité, son discours destructeur, sa vision simplifiée de la réalité. Ils sont séduits par sa manière d’exprimer la rage qu’ils ressentent et de traduire ainsi leur propre violence pulsionnelle en projetant le mal sur des ennemis extérieurs.
La plupart des dirigeants populistes, sans refléter les mêmes traits de personnalité pathologique, attirent leurs électeurs par leur mode de pensée binaire, leur refus de la complexité et par leur rejet des contraintes institutionnelles et normatives qui entravent la réalisation de leurs désirs.
Conclusion
Les sociétés démocratiques ont toujours été fragiles. Elles ne sont pas à l’abri des périls de la démagogie, du fanatisme, de croyances sectaires ou d’illusions collectives pernicieuses. Elles sont minées par un foisonnement de revendications identitaires hétérogènes, encouragées par des tendances socioculturelles faisant une part démesurée au « culte du moi » et à l’exhibition des affects individuels. Elles sont ébranlées par les débordements d’agressivité et d’incivisme des mouvements populistes, comme par les tentatives de subversion engagées par des puissances despotiques étrangères.
Et pourtant, je termine cet essai en rappelant quelles sont les raisons de miser sur la résilience des régimes démocratiques.
Auteur de l'article :
Pierre de Senarclens est professeur honoraire de relations internationales à l’Université de Lausanne et ancien vice-président de la Croix Rouge suisse.