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couverture du livre

L’Illusion du consensus

Une démocratie doit-elle s'édifier sur un consensus, une adhésion partagée des citoyens aux valeurs fondamentales qui l'animent ?

Ou le paradigme du consensus vient-il au contraire miner une démocratie de l'intérieur, et fragiliser celle-ci ?



Chantal Mouffe défend une position périlleuse dans le champ de la philosophie politique contemporaine. Contre l’ approche consensualiste 1 qui domine dans la plupart des sociétés occidentales, approche selon laquelle la politique devrait viser la création d’un consensus, tant au niveau national que dans une perspective cosmopolitique, elle défend la nécessité de reconnaitre et de nourrir la dimension conflictuelle constitutive selon elle du politique :

Je soutiens que le fait de concevoir le but d’une politique démocratique en termes de consensus et de réconciliation n’est pas seulement erroné conceptuellement mais dangereux politiquement 2.


Avant d’envisager son argumentation, il faut souligner la difficulté de la thèse. Mouffe prône une conception adversariale de la politique : l’adversité, ou la distinction « eux » / « nous », serait essentielle à la vie politique, dont le dynamisme reposerait sur le conflit. On éprouve d’emblée une réticence à la suivre. Poser la conflictualité comme indépassable, n’est-ce pas entériner l’impossibilité de la paix ? Une telle proposition ne vient-elle pas justifier l’hostilité, voire la violence, en essentialisant ce qui n’est peut-être qu’une caractéristique historique et contingente des rapports humains ? C’est aussi contre cette objection implicite que se déploie l’argumentation de Mouffe, qui ne se facilite pas la tâche en appuyant son propos sur ceux de Carl Schmitt.


Elle procède ensuite a contrario. Sans démontrer dans l’absolu la validité de sa thèse, elle s’attache à mettre au jour les aberrations auxquelles conduit sa négation par l’approche consensualiste. Comme annoncé, ces aberrations sont de deux ordres ; le consensualisme étant à la fois théoriquement faux, et en pratique désastreux. 

Faiblesses théoriques du consensualisme :

Avant tout, précisons avec Mouffe les contours de l’approche qu’elle combat. Le point de vue consensualiste croit percevoir dans la modernité un changement de nature de l’activité politique. Celle-ci se serait défaite du principe de la lutte partisane, au profit d’une gestion raisonnée des conflits : Cela suppose de concevoir la politique comme une activité de résolution de problèmes techniques 3.

La mondialisation tendrait à produire l’adhésion unanime à une forme de démocratie dans laquelle les problèmes posés par la vie en commun pourraient être résolus par la recherche d’un accord issu de la discussion entre acteurs raisonnables. Seraient ainsi dépassés l’attachement aux identités collectives, de même que le clivage traditionnel entre la droite et la gauche, au profit d’une troisième voie 4, celle d’un prétendu centre radical 5 porteur de la modernité et de la raison. Habermas est sans doute le plus illustre défenseur de cette position en Europe. Mouffe s’attarde plus spécifiquement sur deux de ses représentants anglo-saxons : Beck et Giddens 6.


Elle met d’abord en question l’anthropologie optimiste 7 qui la sous-tend. Considérant les sujets politiques comme des acteurs raisonnables, l’approche consensualiste nie l’ancrage des rapports humains dans un fond passionnel ambivalent : tendance à la coopération certes, mais aussi à l’hostilité. Son individualisme méthodologique ignore également l’attachement des individus à des identités collectives, ainsi que leur disposition à viser des fins excédant la simple maximisation de leurs intérêts égoïstes. 

Par ailleurs, l’idéal consensualiste postule une convergence possible de ces intérêts, autrement dit une harmonie du monde humain. Il refuse alors de prendre le pluralisme au sérieux 8. Compris en son sens plein, le pluralisme signifie la diversité irréductible de l’humanité, des intérêts, des valeurs, comme des manières de voir le monde qui la traverse. Il implique l’existence de conflits que l’on pourrait qualifier de « tragiques », même si Mouffe n’emploie pas le mot : « tragiques » au sens où ils mettent en jeu des points de vue définitivement inconciliables.

La principale faiblesse de l’approche consensualiste réside ainsi dans sa négation de l’irréductibilité de l’antagonisme 9. Comprendre que l’humanité est plurielle, c’est admettre que les hommes, à la fois comme individus et en tant qu’ils appartiennent à des groupes sociaux (classes, sexes, cultures, etc.), occupent des positions fondamentalement antinomiques, qu’aucune discussion, si raisonnable soit-elle, ne saurait accorder.

Dans ce cadre, tout soi-disant consensus cache en réalité l’hégémonie d’un parti sur les autres. 

L’approche consensualiste repose donc également sur une appréhension erronée de la réalité sociale : Ce qui correspond, bien entendu, au principe selon lequel les sociétés « post-traditionnelles » ne sont plus structurées au travers de rapports de pouvoir inégaux 10. En niant le caractère hégémonique de tout ordre social, l’approche consensualiste reste aveugle aux causes structurelles des inégalités. Essentiellement conservatrice, elle se dispense par là de penser les changements fondamentaux qui devraient être opérés au sein des rapports de pouvoir pour les combattre efficacement. 

Dangerosité du consensualisme :

Mouffe remarque d’abord que le projet consensualiste est invalidé par les faits. L’effacement du clivage gauche/droite n’a manifestement pas donné lieu à une pratique plus mature, ni plus efficace, de la démocratie. Au contraire, dans tous les pays où a émergé cette prétendue « troisième voie »,  c’est à une perte de légitimité des institutions démocratiques qu’elle a contribué. Les peuples se désaffectionnent d’une politique qui ne leur offre plus les moyens d’exprimer leurs points de vue contradictoires : On a établi un consensus au centre, empêchant les électeurs d’effectuer un véritable choix entre des options politiques significativement différentes 11

Cette réduction des options politiquement exprimables explique en partie la montée de partis populistes non-démocratiques. Ce phénomène prouve que les identités collectives sont loin d’être dépassées, et l’ordre institué de susciter le consensus. Les dissensions étouffées par la « troisième voie » se réaffirment différemment : 

Quand la division sociale ne peut plus s’exprimer à travers l’opposition droite/gauche, les passions ne peuvent plus être mobilisées à des fins démocratiques, et les antagonismes prennent des formes susceptibles de mettre en péril les institutions démocratiques 12.


Mouffe interprète aussi de cette manière le terrorisme. A l’échelle internationale, le rêve consensualiste d’un ordre cosmopolitique, ou d’une gouvernance mondiale 13, reconduit la négation du pluralisme. Les revendications des groupes opprimés qui contestent la légitimité de l’ordre institué, en l’occurrence l’hégémonie néo-libérale imposée par les Etats-Unis, sont exclues de la scène politique. A défaut de trouver un canal d’expression démocratique, ces groupes recourent à la violence ; violence dont Mouffe, s’il est besoin de le préciser, comprend les causes sans pour autant la légitimer. 

Elle répond par là à l’objection que nous avons soulevée en introduction. L’approche consensualiste ne sert pas la démocratie, mais en mine au contraire le fonctionnement. C’est elle qui concourt à la violence , davantage que la perspective agonistique que développe Mouffe.

Pour une démocratique agonistique :

Face aux insuffisances de l’approche consensualiste, elle propose en effet de penser autrement l’essence même du politique, dont la vie démocratique se doit d’être l’incarnation. Les antagonismes qui traversent toujours les sociétés devraient être reconnus et pris en charge politiquement, de même que les identités collectives autour desquelles ils se cristallisent :

Plutôt que d’essayer de concevoir des institutions qui, à travers des procédures prétendument « impartiales », résoudraient tous les conflits d’intérêt et de valeurs, les théoriciens de la démocratie devraient travailler à la création d’un vibrant espace public « agonistique » de contestation, où des projets hégémoniques pourraient s’affronter 14.


La vie politique possède un caractère partisan, auquel elle ne peut renoncer sans perdre son essence même. C’est sur ce point que Mouffe se réfère à Carl Schmitt : dans La Notion de politique, celui-ci montre que le geste politique fondamental consiste à tracer une opposition entre un « eux » et un « nous », qu’il assimile aux notions d’ « ami » et d’ « ennemi ». Mouffe ne fait toutefois pas le même usage de cette distinction que Schmitt, qui conclut au caractère aberrant de la démocratie pluraliste. Si elle retient l’idée d’un extérieur constitutif 15, idée selon laquelle toute identité est relationnelle et se pose dans sa différence avec une altérité, cette altérité peut selon elle revêtir d’autres formes que celle de l’ « ennemi ». Et c’est tout l’enjeu de la démocratie libérale que de parvenir à créer des lignes de partage entre des « eux » et des « nous » de manière à ce qu’elles renforcent le dynamisme démocratique, sans opposer des ennemis cherchant à s’abattre : 

La spécificité d’une politique démocratique n’est pas de surmonter l’opposition ami/ennemi, mais de l’établir différemment. La démocratie exige de tracer la distinction ami/ennemi de telle sorte qu’elle soit compatible avec la reconnaissance du pluralisme, qui est constitutif de la démocratie moderne 16.


A cette fin, Mouffe propose de penser l’altérité démocratique à partir de la notion d’ « adversité ». Les adversaires ne se réduisent pas à de simples compétiteurs au sein d’une délibération, qui pourraient voir concilier leurs intérêts : ils défendent des projets hégémoniques incompatibles les uns avec les autres. Cependant, ils ne s’opposent pas non plus selon l’antagonisme caractéristique des ennemis, chacun refusant à l’autre le droit même d’exister. Mouffre qualifie d’ « agonisme » ce troisième type de relation :

Tandis que l’antagonisme représente une relation nous/eux dans laquelle les parties sont ennemies et ne partagent aucun fond commun, l’agonisme est une relation nous/eux où les parties sont en conflit, bien qu’elles admettent qu’il n’existe pas de solution rationnelle à leur désaccord, reconnaissent néanmoins la légitimité de leurs opposants 17


La notion d’ « agonisme » permet ainsi à Mouffe d’envisager le dynamisme politique sur un mode qui se distingue à la fois de l’approche consensualiste et des projets révolutionnaires de type marxiste. Elle plaide pour une démocratie adversariale, champ de confrontation entre plusieurs visions politiques radicalement divergentes, dont chacune reconnait toutefois la légitimité des autres. Au lieu de viser le consensus, il s’agirait au contraire de donner des canaux d’expression aux points de vue hétérodoxes : c’est en soutenant démocratiquement le conflit que l’on préserve l’ « agonisme » de devenir « antagonisme ». 


Si son raisonnement a contrario lui permet de produire une critique efficace de l’approche consensualiste, il laisse pourtant dans le flou certains aspects de sa propre position.

Discussion :

On s’interroge, entre autres, sur la nature de cette relation que nomme Mouffe « adversariale ». Il n’est pas évident de comprendre comment les deux aspects qui la définissent peuvent concrètement aller de pair. Si je défends, par exemple, un projet de rupture avec l’organisation socio-économique néo-libérale, parce que je suis convaincue que cette dernière engendre une injustice dans la répartition du pouvoir et des richesses, en quel sens puis-je reconnaitre comme légitimes les revendications de ceux qui, profitant de cette injustice, cherchent à conforter une telle organisation ? 

Mouffe précise les conditions de cette reconnaissance. Une revendication dispose de légitimité politique dans la mesure où elle s’inscrit dans le cadre démocratique et adhère aux valeurs fondamentales qui le définissent : Cela signifie que, bien qu’ils soient en conflit, les opposants se perçoivent comme appartenant à la même association politique, comme partageant un espace symbolique commun au sein duquel le conflit prend place 18.

L’égalité et la liberté pour tous, en particulier, sont des valeurs incontestables, bien que le conflit soit légitime quant à leur interprétation. Ce critère exclut, selon elle, les positions anti-démocratiques, racistes ou fondamentalistes : ceux qui les soutiennent sont bel et bien des ennemis, non des adversaires. Au contraire, elle considère que l’opposition droite/gauche institue typiquement une relation adversariale. 


Pourtant, du point de vue de celui qui, comme dans notre exemple, vise une rupture radicale avec l’hégémonie néo-libérale, ce sont bien les valeurs démocratiques elles-mêmes, et les fondements de l’association politique, qui sont menacés par les revendications de son opposant : l’égalité et la liberté ne sont plus que des mots vides lorsqu’une organisation économique injuste empêche une partie des citoyens d’en jouir réellement ; dans ce cadre, l’appellation de « démocratie » ne sert qu’à masquer la domination des uns sur les autres. Quel « espace symbolique commun » partage ces deux partis ? En quel sens sont-ils adversaires, plutôt qu’ennemis ?


Mouffe qualifie sa position de « radicale », dans la mesure où elle autorise l’expression d’une contestation pouvant porter jusque sur la nature même des institutions. Cependant, concevoir la relation droite/gauche sur un mode adversarial, c’est-à-dire reconnaitre une légitimité aux tenants de l’ordre néo-libéral, n’est-ce pas renoncer par avance à toute radicalité dans l’opposition ?

Auteure de l'article :

Lucie Doublet est docteure en philosophie. Elle a enseigné au lycée Mangin, au lycée expérimental du Temps Choisi, et reçu un prix au concours de poésie de la Sorbonne.

1 L'Illusion du consensus, Albin Michel, Paris, 2016, p. 11
2 p. 9
3 p. 156
4 p. 92
5 Ibid.
6 cf. chapitre 2
7 p. 10
8 p. 174
9 p. 20
10 p. 95
11 p. 100
12 p. 181
13 p. 155
14 p. 10
15 p. 27
16 p. 26
17 p. 34-35
18 p. 35