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couverture du livre

Nations et nationalisme

Dans Nations et nationalisme, Ernest Gellner retrace la genèse du nationalisme, ce principe politique, qui affirme que l’unité politique et l’unité nationale doivent être congruentes 1, c’est-à-dire converger l’une vers l’autre, être en adéquation.

Quelles corrélations pouvons-nous constater entre le développement économique et l’évolution historique des nations ? Les nations préexistent-elles au sentiment nationaliste ? Ou, au contraire, est-ce le nationalisme qui crée les nations ?


L’homme moderne, fidèle à sa culture

Le propre de la société industrielle est de dépendre d’une croissance constante et d’un progrès ininterrompu. Qu’est-ce que le progrès pour Gellner ? La conception d’un monde homogène, soumis à des lois systématiques et aveugles, ouvert à une exploration sans limites 2.

Ce nouvel impératif social oblige les hommes à rompre avec la tradition. Alors que la société agraire perpétuait des différences rigides et creusait les inégalités, la société industrielle fait sauter les barrières d’ordres et de classes, pour faire converger les modes de vie, favoriser la mobilité et adapter les activités humaines et les rôles sociaux à l’impératif de croissance.


Pour maintenir l’impératif de production et l’idéal de progrès, l’organisation du travail exige que tous les travailleurs partagent une même langue. Comment atteindre cet objectif ? En diffusant une culture homogène, grâce à une formation standardisée et non-spécialisée. L’idée est de créer par l’école, ce que Gellner nomme les recrues d’une armée moderne 3. Cette formation comprend les rudiments de la lecture, du calcul, des habitudes de travail, des compétences sociales et techniques…

L’éducation devient ainsi la base des sociétés modernes, organisée de façon transversale, depuis l’Etat.

Selon Gellner, la conséquence directe de l’industrialisation est le nationalisme.

Le nationalisme a créé les nations

Ernest Gellner retourne l’affirmation bien connue qui considère que le nationalisme est une émanation de la nation. Il affirme, au contraire, que c’est le nationalisme qui a créé les nations. Un paradoxe intéressant, qui ne peut manquer de surprendre : comment le sentiment national peut-il préexister ainsi à son objet ?

L’homogénéisation du système éducatif a fait émerger une haute culture, englobant les cultures locales et rurales. Comment procède le nationalisme pour réussir cette standardisation ? En utilisant les cultures que l’histoire lui laisse en héritage, parfois même en faisant renaître des langues mortes et des traditions oubliées.

Ernest Gellner écrit à ce propos :

Le nationalisme consiste essentiellement à imposer, globalement à la société, une haute culture là où la population, dans sa majorité, voire sa totalité, vivait dans des cultures inférieures 4.

Le nationalisme emprunte à la culture rurale, ses chants et ses danses, mais tout en prétextant les protéger et les préserver, il les absorbe. Cette haute culture est diffusée par la généralisation d’une langue et est transmise par l’éducation.


Mais comment la culture vient-elle fonder la légitimité du système politique ? À la fois, lorsque les conditions sociales et économiques amènent les hommes à se tourner vers une haute culture standardisée, lorsque le système éducatif unifie et sanctionne les cultures inférieures, et que cela est soutenu par un pouvoir central : l’Etat.

Aujourd’hui, alors que nous vivons dans des unités nationales définies, auxquelles nous nous identifions naturellement, il est nécessaire d’en passer par l’histoire pour comprendre dans quelles mesures les nations se sont constituées grâce à cette culture commune.

Trois formes de nationalisme

Dans le cas du nationalisme des Habsbourg 5, seuls les dirigeants ont accès à une haute culture centrale, tandis que les dirigés sont privés d’éducation. Dans ce nationalisme d’empire, les revendications adviennent lorsque ceux qui sont marginalisés décident de s’émanciper et de réclamer leur indépendance. La répression se fait nécessairement par la violence et la guerre. L’auteur prend l’exemple des populations de l’Est de l’Europe encore attachées à leur territoire et leur religion, au moment de l’éclatement de l’URSS, pour qui l’intégration a été plus ou moins forcée.

Ernest Gellner met en évidence un deuxième cas correspondant à l’émergence du nationalisme : l’unification politique de communautés qui partagent la même culture. Ce nationalisme est moins violent que le premier, car il ne demande que des ajustements politiques, comme ce fût le cas en Italie et en Allemagne au XIXe siècle, avec l’unification et le Risorgimiento.

Enfin, le troisième type de nationalisme est celui des diasporas. Quelles sont ses causes ? Avec l’avènement de la modernité et de la société de masse centralisée, les groupes ethniques perdent leur monopole. Alors que ces populations étaient soumises à la ségrégation, elles sont contraintes de s’assimiler. Celles qui refusent l’intégration sont amenées à créer leur propre Etat. Comme le souligne Gellner, ce fut le projet de la diaspora juive, avant même le drame de l’Holocauste.

Conclusion

La société homogénéisée que nous connaissons répond à la nécessité de production. L’idéal de progrès se traduit par la fin des vocations au profit de la mobilité sociale, de la perte d’une culture rurale et locale pour la construction d’une haute culture, socle de ce que nous appelons les « nations ».

Cette mise en perspective des grandes étapes du développement historique nous permet de penser l’avènement de l’Etat-nation et le devenir de nos sociétés contemporaines. Plus que jamais d’actualité…

Auteure de l'article :

Aziliz Le Corre prépare un master de philosophie politique et éthique à la Sorbonne, et travaille au service vidéo du Figaro Live.

1 Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Payot, 1983, Ch. 1, p. 11
2 Ibid, Ch. 3, p. 40
3 Ibid, p. 46
4 Ibid, Ch. 4, p. 88
5 Ibid, Ch. 7, p. 141