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couverture du livre

Tous centaures ! Éloge de l’hybridation

Cet essai décrit le processus accéléré d’hybridation du monde contemporain, auquel nous assistons. Que ce soit les virus, la politique, les entreprises, les objets, les identités, les cultures ou les genres, tout s’hybride, c’est-à-dire que tout devient plus flou, multiple, contradictoire, incasable, hétéroclite, imprévisible !

Cet ouvrage donne les clefs pour apprivoiser notre monde tel qu’il est en train de se transformer et apprendre à devenir, nous aussi, des centaures...


Le monde est de plus en plus hybride

La réalité autour de nous est de plus en plus hybride. L'hybride? C'est le mélangé, l'hétéroclite, l'insaisissable, le pas de côté, c'est tout ce qui n'entre pas dans nos cases, c'est tout ce sur quoi il est impossible de coller une étiquette.

Prenons quelques exemples. Le plus trivial d’entre eux est l’hybridation des objets, en particulier nos téléphones. Ces derniers sont aussi des réveils, des radios, des scanners et des appareils-photo. On se demande pourquoi on continue à les appeler encore des téléphones. Deuxièmement, les villes : il y a de plus en plus de projets de végétalisation, de fermes urbaines, et même d’élevages de chèvres sur les toits ! On voit de moins en moins quelle est la frontière entre ville et campagne. Avant, il y avait seulement des jardins dans les villes, mais à présent, nous allons vers un concept de ville-jardins. Nature et urbanisme s’hybrident et nous irons progressivement vers des villes-campagnes.

Les modes de consommation sont devenus hybrides eux aussi, entre les magasins et Internet ; on achète en magasin ce que l’on avait repéré sur internet, et réciproquement, on achète sur internet ce que l’on avait repéré dans un magasin. Nos magasins, eux aussi, s’hybrident, puisque certains déjà n’y vendent plus seulement des produits, mais aussi des expériences et des émotions. Au-delà des objets, c’est tout un univers émotionnel qui est vendu aux clients. Progressivement, les magasins s’hybrident, au point où la frontière entre magasin et parc d’attraction s’estompe peu à peu.

La société de services a succédé à la société industrielle, nous le savons depuis un certain temps, mais aujourd’hui, nous entrons dans une société où la frontière entre le produit et le service s’estompe au profit des usages qui hybrident tout ; nous sommes désormais dans la société des usages.


Les institutions publiques et les entreprises sont bouleversées par la rapidité avec laquelle le monde change et elles sont contraintes de repenser leur organisation pour les hybrider avec une logique plus agile, plus créative, plus entrepreneuriale et horizontale. Elles doivent hybrider les modes de travail (entre une logique de « grand groupe » et une logique de « startup ») et les organigrammes (certaines fonctions s’hybrident et il faut recruter des profils hybrides, à double-cursus/compétences).

De la même manière, les écoles et les universités proposent des doubles-cursus intégrés et commencent à s’entremêler avec des entreprises, des institutions publiques et des laboratoires de recherche : c’est la logique de la Silicon Valley aux États-Unis ou de l’Institut de technologie d’Israël, le Technion. Les territoires, eux, voient se multiplier des « tiers-lieux » : des endroits insolites qui mêlent des activités économiques de services, avec de la recherche, des startups, de l’artisanat, de l’innovation sociale ou encore des infrastructures culturelles.

Malaise dans la société

Nos définitions volent en éclats et cela crée un malaise dans notre société. Les objets, les idées, les lieux, les organisations, les genres, les entreprises, que nous rangions facilement dans des cases auparavant, n’entrent plus dans nos cases et nos grilles de lecture du monde sont devenues complètement caduques. Plus le monde s’hybride et plus nos cases se vident. Un vide que certains sont tentés de remplir avec autre chose que la réalité, d’où le phénomène des fake news et des vérités alternatives…

Alors pourquoi avons-nous autant de mal avec l’hybride, dans la pensée occidentale ? Parce qu’il représente ce qui nous angoisse le plus au monde : l’imprévisible, l’incertitude, le contradictoire, l’inexplicable, l’incasable, l’insaisissable ! Dans l’Antiquité grecque, la réalité hybride a d’ailleurs été incarnée dans la figure agressive et terrorisante du Centaure : un être à moitié homme et à moitié cheval. Quel symbole ! Hybride et imprévisible se confondent, parce que, face à un centaure, vous ne savez pas comment il va réagir. Il ne réagira ni comme un humain, ni comme un cheval : l’hybride vous transporte vers l’inconnu, l’incertain, l’improbable.

La raison : suspect numéro un !

Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là et pourquoi nous avons commencé à créer des cases pour y classer et ranger la réalité, il a fallu mener une véritable enquête. Tout vient de notre rationalité, de cette bonne vieille raison, qui était positive au début et qui était un simple outil pour aborder le monde. Elle nous a permis d’inventer l’humanisme et les sciences. Mais cette rationalité est devenue de plus en plus rigide et nous en avons fait un dogme, puis un paradigme, puis un système, et enfin, une idéologie. Elle nous a fait aller de l’humanisme au transhumanisme, en passant par l’anthropocentrisme. Et c’est ainsi que nous avons cru pendant des siècles que la raison résumait toute la pensée et que penser ne consistait qu’à raisonner, c’est-à-dire à identifier et classifier le réel. Or, aujourd’hui, puisque ce réel n’entre plus dans nos cases, la raison nous a fait perdre tout contact avec lui, et donc avec la nature par la même occasion.

L’hybride : une chance extraordinaire !

Ce qui est en crise, avant tout, c’est notre rapport avec la réalité. Faute de savoir saisir ce qu’elle recèle d’hybride, nous passons à côté d’elle. Pour renouer avec le réel, il faudrait quitter nos vieilles habitudes de classification et d’étiquetage. Il faudrait arrêter de vouer un culte à l’identité et à l’équivalence. L’hybride peut s’apprivoiser. Nous avons tout à gagner à l’apprivoiser, parce que les choses qui n’entrent pas dans nos cases nous rendent meilleurs, plus intelligents et moins intolérants : elles nous remettent en question, donc elles nous rendent moins dogmatiques, plus humbles et plus agiles. Que ce soit pour les êtres humains, pour les entreprises, ou pour les sociétés plus généralement, l’hybride est une véritable opportunité.

Cet éloge de l’hybride va forcément scandaliser ceux qui haïssent les contradictions et les mélanges, il va choquer ceux qui idolâtrent l’identité et ceux qui excuseront toujours la raison. En finir avec le paradigme de la raison ne se fera pas sans mal et nous voyons déjà des nostalgiques de la raison, qui voudraient y revenir. Il est à craindre que ces « pur-sang » se radicalisent et soient tentés d’annihiler les centaures : sera-ce le combat de ce nouveau siècle ?

Auteure de l'article :

Docteur en philosophie, chercheur-associée et diplômée de l’École Normale Supérieure, Gabrielle Halpern a travaillé au sein de différents cabinets ministériels, avant de participer au développement de startups et de conseiller des entreprises et des institutions publiques. Ses travaux de recherche portent, entre autres, sur la notion de l’Hybride. Pour aller plus loin sur le thème de l'hybridation: www.gabriellehalpern.com