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couverture du livre

Le paradoxe stoïcien : liberté de l'action déterminée

Si dans le monde, pour les Stoïciens, tout n’est qu’enchaînement de causes et d’effets entièrement déterminés, comment peuvent-ils aussi soutenir que nous sommes responsables de nos actions, que celles-ci dépendent de nous ? Comment peut-il être légitime de punir le méchant, récompenser le vertueux, si tout est soumis au destin ?

C’est la question à laquelle veut répondre Vladimír Mikeš, chercheur en philosophie à l’université Charles (Prague).


Le paradoxe du cylindre

Ainsi, dit Chrysippe, de même que celui qui a poussé un cylindre lui a fait initier un mouvement, mais ne lui a pas donné la rotation, de même l’image perçue imprimera et, pour ainsi dire, gravera sa forme dans l’âme mais notre assentiment sera en notre pouvoir : comme on l’a dit pour le cylindre, l’impulsion est extérieure, pour ce qui reste, il se mouvra par sa force et sa nature propres 1


Ce thème a été amplement traité par la littérature secondaire, mais ce qui fait l’originalité du travail de V. Mikeš c’est de reprendre la théorie de l’âme stoïcienne et de parvenir à concilier des textes en apparence contradictoires pour proposer une théorie stoïcienne unifiée de l’action.

Plutôt que d’essayer de réduire le paradoxe, il s’agit de le déployer pour parvenir à montrer que le paradoxe stoïcien est plutôt une manière de penser le monde, un point de vue qui jette de la lumière sur la vraie structure de la réalité 2.

Son étude est consacrée au stoïcisme ancien, c’est-à-dire à une période allant du IVe siècle av. J. C. au IIe siècle av. J. C., période où l’enseignement stoïcien est concentré à Athènes et dont les grandes figures de référence sont Zénon, Cléanthe et Chrysippe.


La citation de Cicéron nous place d’emblée au cœur du problème auquel s’attaque V. Mikeš, et qui est une critique adressée au stoïcisme par ses contemporains déjà : comment concilier l’universelle nécessité d’un monde entièrement déterminé avec la responsabilité humaine ?

Le problème est l’apparente contradiction entre deux notions clés du stoïcisme : le destin d’un côté, c’est-à-dire le fait que tout dans l’univers fait partie d’un réseau causal, tout est effet d’une cause et de l’autre le concept de ce qui est en mon pouvoir (eph’hèmin), c’est-à-dire ce sur quoi je peux agir et dont je suis en conséquence responsable.

Le problème est double : d’une part, du point de vue de la théorie de l’âme, si la représentation qui se forme en moi par la perception est déterminée par ce qui m’est extérieur, et si mon action est déterminée par la représentation qui s’est formée en moi, comment les Stoïciens peuvent-ils encore défendre qu’il y a des choses qui sont en mon pouvoir ?

D’autre part, du point de vue de l’éthique, à quoi bon faire quoi que ce soit si de toute façon tout est déjà déterminé, si mon action ne peut influer sur le cours de l’univers ?


L’analogie du cylindre est une tentative de sauver les Stoïciens des critiques de leurs adversaires. Mais elle n’est pas très convaincante, note V. Mikeš : même si l’on admet que l’action n’est pas entièrement déterminée par l’influence des objets extérieurs, même si le cylindre ne tourne pas du fait de l’impulsion que je lui donne, il ne peut pas faire autre chose que tourner du fait de sa nature de cylindre.

Que la détermination soit celle qu’exercent les objets extérieurs ou une nature individuelle interne, elle-même déterminée par la somme de mes expériences antérieures, le résultat est le même : le cylindre ne peut faire autre chose que tourner, je ne peux faire autre chose que ce que je fais. Et dans ce cas, comment conserver la responsabilité de nos actes ?


Il s’agit donc de rechercher, dans les théories stoïciennes de l’âme, un point où seraient compatibles détermination, destin et responsabilité, un point où tant les déterminations extérieures que la nature interne individuelle ne déterminent pas complètement l’individu, de telle sorte qu’il puisse rendre compte de ce qu’il fait ; un point, en somme, qui dépende de nous.

L’assentiment

C’est dans la notion d’assentiment (sunkatathesis) que V. Mikeš trouve ce point.

L’assentiment est un autre concept de la philosophie stoïcienne considéré comme plus évident, et à ce titre moins étudié par la tradition. C’est le point de départ de l’action comme de la croyance : quand une représentation se présente à moi, si je lui donne mon assentiment, je la tiens pour vraie et quand une impulsion surgit en moi, si je lui donne mon assentiment j’en fais mon action.

Mais comment l’assentiment pourrait-il être à la fois déterminé et autonome ? En d’autres termes, qu’est-ce qu’un assentiment déterminé, qui n’est ni un choix ni une délibération, et qui pourtant permet à l’homme de se distinguer de toutes les autres choses et d’être responsable moralement 3 ?


En repartant de la place de l’homme dans l'échelle des êtres, et en étudiant la raison, qui fait sa différence spécifique, V. Mikeš distingue trois définitions de la raison qui se côtoient dans le stoïcisme ancien :

a) la raison peut être l’assemblage de nos notions, c’est-à-dire l’ensemble de nos croyances et représentations, ensemble qui ensuite détermine l’action ;
b) elle peut désigner le langage en tant qu’instrument ;
c) ou encore la structure du mouvement psychique de l’homme (par différence d’avec les animaux).


Ces trois sens ne sont pas incompatibles, au contraire : c’est parce que la raison est triple qu’elle peut opérer un retour sur elle-même. Elle est le lieu d’une réflexivité, réflexivité qui se joue dans l’assentiment : la raison s'approuve (ou se désapprouve) elle-même.

Si l’ensemble de nos représentations, cet assemblage de notions qu’est la raison, est bien le produit des influences extérieures, il n’en est pas moins constamment susceptible d’être validé ou invalidé dans l’assentiment.

En d’autres termes, l’assentiment est déterminé, mais il n’est pas l’effet de l’assemblage de notions, il en est la manifestation : la raison qui est, parmi d’autres, l’assemblage de notions se manifeste de telle et telle manière dans une situation particulière 4.

Conclusion : De la théorie de l’âme à l’éthique

Le paradoxe n’est pas limité à la théorie de l’âme, il déborde dans l’éthique : comment peut-il y avoir destin et liberté ? Comment la vertu peut-elle à elle seule constituer le bien, si le bien dépend aussi des réalités indifférentes qui permettent la vie et donc la vertu ? Comment peut n’être bon ou mauvais que l’acte lui-même indépendamment de son résultat, si le résultat est pourtant bien la fin de l’action ?

Ces questions, elles aussi des objections classiques au stoïcisme, trouvent leur résolution si l’on prend en compte la réflexivité de la raison mise en lumière. En conséquence, la notion de liberté devra aussi être redéfinie : pour les Stoïciens, ce n’est pas la liberté comme absence de détermination, comme pouvoir de faire ou de ne pas faire une action. Est libre l’action qui est volontairement (c’est-à-dire par l’exercice de la raison) conforme au destin.


Ainsi, V. Mikeš s’appuie sur des textes qui peuvent à première vue paraître se contredire pour montrer qu’il s’agit de différentes perspectives sur un même objet – l’assentiment, la raison, la vertu – et que c’est par ce moyen seulement que l’on peut résoudre ce qui se présentait comme un paradoxe, et ainsi comprendre la responsabilité humaine dans un monde où tout est causalement déterminé et la liberté dans un univers régi par le destin.

Autrice de l'article :

Irene Soudant, Élève à l'ENS Ulm et agrégée de philosophie.

1 Cicéron, Du destin, trad. fr. M. Cochereau, Paris, Payot & Rivages, 2013, p. 82-83.
2 V. Mikeš, Le paradoxe stoïcien : liberté de l’action déterminée, Paris, Vrin, 2016, p. 7.
3 Ibid., p. 39.
4 Ibid., p. 90.