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couverture du livre

Philosophie de l'écran

En ce début de XXIème siècle, les écrans sont partout : au bureau, à la maison, dans nos poches, dans les rues… Télévision, cinéma, ordinateur, réseaux, etc. ouvrent une nouvelle ère, l’ère du silicium, caractérisée par l’usage massif des écrans.

Comment définir cette époque ? Quelles sont les implications philosophiques de cette révolution ? Faut-il développer une nouvelle conception du savoir, pour penser ces bouleversements ?



On connaît la célèbre allégorie de la Caverne, dans laquelle Platon oppose le monde réel et les simulacres, la réalité et la représentation visuelle. Mais lorsque le monde lui-même est envahi d’écrans, alors une part de plus en plus grande de notre rapport à la réalité passe par la représentation, en l’occurrence la représentation visuelle. Notre mode d’accès à la réalité a été reconfiguré, mais peut-être aussi la réalité elle-même 1.

C’est ce renversement qu’il faut saisir dans toute son ampleur, et ce que nous propose Valérie Charolles dans cet ouvrage : à quoi ressemble ce nouveau monde, plein des échos et des miroitements 2 des écrans, qui redoublent, mais surtout reconfigurent, celui-ci ?

Un nouveau monde

Lorsque l’on entrait dans la bourse de New York, au siècle dernier, on assistait au spectacle des courtiers criant les ordres d’achat et de vente. Aujourd’hui, nous serions surpris par le calme relatif qui y règne… et par les centaines d’écrans qui couvrent les murs. Ces derniers sont le signe tangible d’une révolution : l’introduction de l’ordinateur dans le système financier. Un placement n’est plus le fruit d’une décision humaine, mais c’est l’ordinateur qui, obéissant à des algorithmes complexes, prend l’initiative d’acheter ou de vendre des actions.

On s’est en effet aperçu que les transactions entièrement faites par ordinateur aboutissaient à de meilleures performances en termes de placement que les transactions traditionnelles 3.


Ce n’est naturellement là qu’un premier exemple. L’écran a révolutionné tous les secteurs où il a fait son apparition.

Le travail par exemple, avec le remplacement de millions d’ouvriers qualifiés par des machines, qui automatisent les tâches les plus pénibles et les plus répétitives. La frontière entre vie privée et vie publique se brouille, avec l’avènement des réseaux sociaux. Nos données privées sont répertoriées dans les fichiers d’entreprises ou de gouvernements, à notre insu, et la vidéosurveillance est en plein essor : Ce fouillis d’écrans qui nous retransmettent à notre insu et de fichiers qui nous classent sans que nous y pensions organise une surveillance discrète et omniprésente 4.

Ultimement, l’écran vient même jusqu’à modifier nos conceptions de l’espace et du temps, en abolissant les distances : grâce à eux nous pouvons savoir instantanément ce qu’il se passe en tout point de la planète.


On a donc affaire à un nouveau monde ; on passe, selon une expression heureuse de l’auteure, de « l’univers infini » au « système réfléchi », dans lequel l’écran n’est plus uniquement simulacre, mais bien une composante de la réalité 5. Il devient impropre d’opposer l’écran et le monde, la représentation et le réel, quand la représentation en vient à constituer et transformer à ce point le réel :

Le monde qui se construit sur nos écrans signe la fin de la naturalité. Il nous fait passer du monde infini qu’a décrit la science moderne à un système réfléchi dans lequel les différentes strates de la réalité miroitent continuellement les unes avec les autres. On ne peut plus [opposer] une réalité qui serait vraie à un simulacre […] : c’est ce mélange de naturalité et de virtualité qui [est] désormais constitutif de la réalité.6


Tout cela nous mène, au final, à reconsidérer le savoir lui-même : ne devons-nous pas imaginer une reconfiguration du savoir, pour être en mesure de penser, d’appréhender, ces problèmes inédits dans l’Histoire humaine ?

Une nouvelle conception du savoir

C’est dans la dernière partie du livre que l’auteure examine ce point, et cela constitue pour nous le cœur du livre.

Il faut l'admettre : Le système réfléchi qui constitue désormais le monde ne peut plus être sérieusement traité sur le plan rationnel selon des formes simples héritées du passé 7.

Les catégories kantiennes deviennent par exemple, inopérantes. L’espace tel que Kant le définit n’est plus celui du monde contemporain, n’a plus rien à voir avec celui dont parle la science contemporaine, tel qu’il est défini dans la théorie de la relativité par exemple.


Pour comprendre le monde qui se tisse sur nos écrans 8, nous avons aujourd’hui à faire masse de tous nos savoirs historiques et expérimentaux pour en déduire un cadre de pensée qui puisse nous redonner de la marge de manœuvre sur le monde et abriter toutes nos œuvres […] Si le XVIIème siècle a théorisé le monde sans dieu qui était le monde de la nature, nous devons théoriser le monde de l’homme, celui que notre intentionnalité a fabriqué 9.

Il s’agit par exemple de proposer une nouvelle logique : La logique que nous avons construite pour rendre compte [du monde] doit s’adapter. Et c’est là une tâche [urgente], tant […] la tentation de généraliser la forme d’explication issue de la mécanique à tous les types de faits recèle de risques de mauvaise compréhension d’une réalité faite de miroitements 10.


Entre autres pistes, l’auteure propose de privilégier une logique qui sorte du cadre binaire, aristotélicien, du principe de non-contradiction et du tiers-exclu, de s’attacher non plus aux choses, mais aux faits et aux actes. La relation doit devenir première, et non plus l’identité :

La science s’est pour l’instant dotée d’un corpus théorique standard fondé sur le cas de figure durable, nécessaire, réversible, qui correspond à la modalité de relation majeure pour les choses. Ce faisant, elle ne modélise qu’une partie de l’ensemble que constitue le monde […] Il est grand temps de donner forme au reste, c’est-à-dire de lui faire place dans la sphère de la vérité. Dès lors qu’on se situe dans un système réfléchi, tel que nos écrans en donnent la forme, que la science s’occupe de choses mais aussi de faits et d’actes, elle se doit d’utiliser toutes les modalités de la relation, et en particulier d’admettre dans la sphère de la rationalité ce qui est non durable, contingent et irréversible. Dans un système réfléchi, en effet, les faits et encore plus les actes ont tendance à se présenter sous cette forme. 11

Conclusion

Un ouvrage qui intéressera tous ceux qui se passionnent pour la philosophie de la technique. En réalité, il couvre un champ très large de disciplines : économie, logique, politique, épistémologie…

Un livre clair et pédagogique, recommandé à tous ceux qui veulent comprendre la révolution en cours, celle qui fonde une nouvelle ère : l’ère du silicium, où l’écran prédomine…


1 Introduction
2 Ibid.
3 II, chap.8
4 III, chap.13
5 I, chap.6
6 Epilogue
7 IV, chap.17
8 IV, chap. 22
9 IV, chap. 21
10 IV, chap. 22
11 IV, chap. 23