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couverture du livre

Après l’Anthropocène : un républicanisme écologique dans un monde post-capitaliste

Nous sommes aujourd'hui à l'ère de l'anthropocène, l'ère de l'homme triomphant qui dégrade et asservit son milieu. La crise écologique nous incite à penser un nouveau paradigme, à la hauteur des défis qui nous attendent.

L'auteure appelle ainsi de ses voeux un républicanisme écologique, qu'elle définit dans cet ouvrage publié pour le moment en anglais seulement (avis aux éditeurs français !).


Le républicanisme écologique

L’hypermodernité dans laquelle nous vivons (qui est loin d’être une authentique « postmodernité ») est caractérisée par l'accent mis sur l'indépendance de l'homme et sa domination sur la nature, par la foi inébranlable placée dans les marchés, la science et la technologie, considérés comme les principaux moteurs de progrès et de développement.

Depuis près de quarante ans, les « solutions » offertes à la crise écologique ont suivi un programme managérial et « modernisateur » fondé sur l’innovation technologique et la leçon bien connue de l’économie orthodoxe selon laquelle il faut financiariser les crises pour les résoudre. Cette façon de faire face à un problème en utilisant les mêmes moyens qui l’ont créé est vouée à l’échec et continue d’entraîner des conséquences dramatiques dont les populations semblent peu à peu prendre la mesure (comme en témoigne le succès récent des manifestations contre le changement climatique).


Le concept récent d’Anthropocène s'inscrit dans cette logique : il célèbre l’âge « héroïque » de l’être humain capable de modifier son destin au moyen de technologies à grande échelle telles que la géo-ingénierie climatique 1, voire même, pour les projets les plus délirants, au moyen de la modification de sa propre nature biologique afin de s’adapter aux nouvelles conditions climatiques (Human engineering 2).

Contre cette vision prométhéenne qui prône une prétendue croissance « verte » et place son salut dans des promesses techniques non encore réalisées (cf. l’argument paresseux selon lequel « la science trouvera bien des solutions ») ou des expérimentations planétaires aux effets secondaires encore inconnus, le républicanisme écologique que nous proposons soutient que l’innovation sociale est aujourd’hui tout aussi importante que l’innovation technologique et qu’il faut donc s’atteler, rapidement, à des changements éthiques, culturels, économiques et politiques profonds si nous voulons vraiment — et pas simplement faire semblant de —contenir les conséquences de la crise écologique dans des limites civilisationnelles (et éviter le risque de barbarie, y compris de barbarie politique, que pourrait entraîner un choc sociétal ou mondial non anticipé 3).

Plus particulièrement, pour réaliser la transition vers des économies sobres en carbone et des sociétés durables, ce régime politique, qui remet à l’honneur la tradition civique du républicanisme classique, repose sur le développement d’une nouvelle économie verte (décroissance ou post-croissance), le renouvellement des institutions politiques démocratiques en direction de la protection environnementale et sociale (constitutionnalisme écologique et justice environnementale) et un changement de société vers davantage de simplicité, de solidarité, de vigilance et de responsabilité à l’égard des « non-représentés » (peuples lointains, générations futures et non-humains).


Le républicanisme écologique est un régime politique et social visant à renouer avec l’imagination, la créativité et la résistance sociale contre les processus destructeurs et mystificateurs qui asservissent aujourd’hui la vie humaine, détruisent notre environnement naturel et exterminent les espèces animales à une allure vertigineuse, hypothéquant ainsi l’avenir de nos sociétés et de la vie sur terre.

Après l’Anthropocène cherche à proposer un plan d’action concret sur la manière dont des communautés durables peuvent être bâties et la réconciliation (ou reconnexion) humaine avec la planète et ses composantes environnementales opérée. Il repose sur différents corps de connaissances, notamment les sciences du système terrestre (Earth System Science), la théorie et l’économie politiques, l'économie verte et solidaire, mais aussi la sociologie, la psychologie et les humanités dans leur ensemble. À cet égard, il s’agit d’un travail interdisciplinaire et critique de théorisation politique et écologique. Le livre est divisé en sept chapitres (introduction et conclusion incluses).

L’Anthropocène ou comment vivre en temps de crises

Le chapitre 1 théorise la crise écologique comme étant le symptôme ultime d’un effondrement civilisationnel lié à un système socio-économique qui favorise des styles de vie écologiquement insoutenables impliquant d’immenses niveaux de consommation énergétique et matérielle, des discours réductionnistes et simplistes sur la nécessaire « domination » de la nature, la réification des relations sociales et la réduction des êtres humains à une somme d’individus égoïstes uniquement appliqués à maximiser leurs intérêts selon la règle de la rationalité instrumentale.

Le capitalisme néolibéral globalisé est en train de détruire les communautés sociales et écologiques à un rythme effréné, entraînant l'épuisement rapide des ressources naturelles, l'extinction des espèces, ainsi que l'avènement de valeurs (anti)sociales et (anti)écologiques telles que l'hyperindividualisme, l'égoïsme, la démoralisation et la perte de tout sens des responsabilités concernant l'avenir de la planète. Dans ce contexte, l’Anthropocène, ou encore « l’âge de l’humain », renforce l’idée de la domination humaine sur la nature et étend le rêve hypermoderne d’une « politique sans nature ». Les partisans de la version positive de l'Anthropocène (ou du « bon anthropocène ») proposent la même gestion économique néolibérale que celle menée depuis quatre décennies afin de poursuivre des politiques d’extraction et d’exploitation “Anthrophagiques” et écocidaires.

Ce chapitre introductif clarifie des notions stratégiques telles que le néolibéralisme, le libéralisme et le républicanisme vert. Il montre les dangers qui peuvent être associés à la poursuite du chemin actuel et présente la feuille de route politique, économique, éthique et philosophique du républicanisme vert.

Un examen critique du discours technomanagerial et techno-optimiste sur la crise écologique

Le chapitre 2 s’attaque aux interprétations optimistes et technocratiques de l’Anthropocène, considéré par certains comme le « nouvel âge de l’homme ». Ce chapitre montre au contraire que l’Anthropocène est une époque de grand danger et d’indétermination – et pour les scientifiques eux-mêmes (cf. la science postnormale) —, un âge de « pouvoir impuissant » qui appelle donc à la prudence et à l’humilité. Contre la version néolibérale, techno-optimiste et écomoderniste de l’Anthropocène, est proposée ici une variante démocratique et plus modeste, dans laquelle l’être humain est invité à réparer et protéger le monde naturel au lieu de chercher à le reproduire ou à le remplacer (cf. le mythe de la substituabilité du capital naturel).

Ce chapitre montre également la nécessité pressante d’un programme de recherche critique sur l’Anthropocène et de la reprise en main de ce thème par les « humanités » (par opposition aux appels en faveur d’un « bon anthropocène » dépolitisé, axé sur la technologie et les investissements des marchés qui trouvent ici de nouvelles « fenêtres d’opportunités »). Il conteste le récit unificateur proposé par les « anthropocénologistes » selon lequel la nouvelle ère géologique serait le résultat « naturel » de l’évolution de l’humanité et montre, au contraire, que l’Anthropocène est le fruit d’événements socio-historiques spécifiques, particulièrement le développement d’économies productivistes peu soucieuses de l’environnement et d’échanges écologiques et économiques inégaux. L'Anthropocène soulève donc des questions de justice environnementale, de répartition inégale des richesses et de responsabilités.

Le retour de la nature dans le Capitalocène et la critique du récit dominant sur le « bon Anthropocène »

Le chapitre 3 identifie les assauts actuels contre la nature comme provenant de deux sources différentes : d’une part, ils viennent des hypermodernes, un camp composé par les techno-optimistes disposés à (re)construire la terre (terraformation) en raison de leur foi en la science et par les néo-verts (ou « verts pragmatistes ») qui promeuvent l’économie « verte » de croissance et l’innovation technologique comme seuls moyens de sortir de la crise. D'autre part, l’attaque contre la nature provient des théoriciens de la « techno-nature » prétendument « postmodernes » (en ce sens qu’ils auraient dépassé la traditionnelle opposition nature/culture) qui soutiennent une ontologie hybridiste à travers le discours sur « la fin de la nature » (cf. Latour ou Haraway). Ils visent par là même à justifier la déconstruction/reconstruction de la planète sous le règne de la technoscience et des investissements capitalistes.


Ce chapitre soutient que les écomodernistes, tout comme les techno-postmodernistes, sont pris au piège de la modernité, de ses schémas de pensée binaires (par exemple, le « techno- » l’emporte sur la nature dans l’expression « techno-nature ») ou encore sont asservis aux mêmes modes de pensée dominateurs et clivants qui ont contribué à créer la situation écologique dramatique dans laquelle nous nous trouvons.

Contre ces points de vue, ce chapitre montre que la nature n'est pas une matière inerte prête à subir passivement toutes sortes de transformations, mais plutôt une « bête peu coopérative » qui peut se rebeller contre les manipulations et les tentatives de contrôle « incontrôlées » humaines et exprimer sa « révolte » par le biais de catastrophes naturelles. C’est ce que nous avons appelé le retour de la nature dans le Capitalocène.

Réconcilier l’écocentrisme et l’anthropocentrisme « éclairés » : pour une approche « post-anthropocentrique » des relations socio-environnementales

Le chapitre 4 propose une critique de l’anthropocentrisme « fort » (ou arrogant) au titre que la défense exclusive des intérêts humains ne peut garantir la préservation de la nature et des hommes eux-mêmes dans le contexte de l’Anthropocène. C'est pourquoi le passage à un post-anthropocentrisme tenant compte des conditions macroscopiques dans lesquelles la vie humaine prend place est également souhaitable d'un point de vue humaniste (ce que nous avons résumé dans un autre ouvrage en disant que « l’ecocentrisme est un humanisme »).

Le post-anthropocentrisme est fondé sur la conviction que la vie humaine et non humaine ne peut se maintenir que grâce à la préservation de l'ensemble de l'écosphère. Cela implique d’identifier une valeur de la nature indépendante de celle que l’homme, compte tenu de ses vues limitées, lui attribue généralement (c’est-à-dire une valeur exclusivement instrumentale) et de considérer nos vies dans un contexte plus large que celui des seules sociétés humaines.


Ce chapitre appelle à une réconciliation des points de vue écocentriques et anthropocentriques « faibles » ou encore « éclairés », à savoir entre la défense de la valeur intrinsèque de la nature et la promotion d’une « éthique écologique de l’usage » du monde naturel. Il plaide en faveur de l'intégration de la valeur intrinsèque de la nature dans la gouvernance politique et juridique, à savoir l'introduction de la Jurisprudence de la Terre (Earth Jurisprudence) dans le système constitutionnel, puisant son inspiration dans les cas de jurisprudence concrets où la nature dans son ensemble (« Pachamama » en Amérique du Sud) ou des entités naturelles (fleuves, parcs, etc.) se sont vus attribuer une personnalité juridique. À cet égard, ce chapitre se concentre particulièrement sur la défense des droits pouvant être attribués aux objets et aux êtres naturels.

Une nouvelle économie politique pour l’Anthropocène

Le chapitre 5 critique les caractéristiques fondamentales de l’écomodernisme, qui se présente comme une forme de théorie verte et durable, alors qu’il s’agit en réalité du nouveau cheval de Troie de l’économie néoclassique dans le domaine de l’environnement (ou la continuation du capitalisme vert par d’autres moyens).


La première lacune de cette théorie réside dans son déni de l’existence de limites écologiques au nom d’une conception extrêmement forte de la substituabilité (thèse de la substitution du capital humain au capital naturel).

Deuxièmement, et de façon concomitante, l’écomodernisme est déficient dans la mesure où il conçoit la croissance économique illimitée comme un modèle durable pour les sociétés humaines (grâce au mythe du « découplage »), et enfin parce qu’il est enfermé dans une conception limitative de l’homme comme Homo Oeconomicus.


Ce chapitre présente les composantes reconstructives d’une économie écologique saine (durabilité forte et substituabilité faible, décroissance/post-croissance et post-capitalisme) comme étant la seule alternative possible aux formes dominantes de modernisation écologique (capitalisme vert). Le modèle républicain, contre les modèles fictionnels présentés par l’économie dominante, remet les choses à leur place, considérant l’économie comme un sous-système de l’écosystème terrestre et non la terre comme un sous-système de l’économie humaine, et met l’accent sur la préservation et le caractère irremplaçable du capital naturel. L’objectif général de ce chapitre est donc de proposer un programme (re)constructif pour une économie verte dans l’Anthropocène.

Une approche post-libérale, agonistique et républicaine de la démocratie

Le Chapitre 6 montre comment le républicanisme social et écologique que nous défendons entend fournir un niveau élevé d'épanouissement humain dans le cadre d’une consommation énergétique et de ressources limitées.

Contrairement aux institutions libérales qui mettent l'accent sur la liberté négative, l'individualisme, la concurrence, les intérêts privés et encouragent la dépolitisation et le désinvestissement par rapport à la « chose publique », le républicanisme vert souligne l'importance de la solidarité, de l'engagement et de la vie communautaire. Il soutient un programme de décroissance/post-croissance (ou état stationnaire) visant à mettre en avant des modes de vie plus riches de sens et permettant d’enrayer la surconsommation actuelle de ressources, ainsi que de résoudre la crise socio-culturelle et politique que connaissent les sociétés développées.


Le républicanisme vert accorde une place importante à l'État qui doit garantir la défense des biens collectifs, organiser la vie publique, fournir une base institutionnelle aux mouvements de transition locaux et servir de courroie de transmission entre le niveau local, national et international. Le régime constitutionnel républicain présenté ici est compatible avec le post-anthropocentrisme et le post-capitalisme défendus dans les chapitres précédents. Il repose sur une conception éco-communautaire de la liberté, une citoyenneté active, des vertus civiques écologiques, une forme agonistique de démocratie et des garanties écologiques et sociales constitutionnelles.

La nécessité d’une approche critique de l’Anthropocène

Le chapitre 7 résume les principales réalisations du livre, en particulier la critique de la version du « bon anthropocène » véhiculée par certains représentants des Earth Science System (ESS) et par les post-environnementalistes qui échouent ainsi à reconnaître la situation préoccupante dans laquelle l’humanité se trouve et le fait que l’Anthropocène n'est pas tant l'ère de la domination humaine sur la terre que celle de la destruction humaine de la terre.

Ce chapitre rappelle que le récit dominant sur la nouvelle ère géologique potentielle (l’Anthropocène n’ayant pas encore été reconnu officiellement comme nouvelle ère géologique) n'identifie pas vraiment les racines de l'effondrement écologique et ne peut donc pas offrir les solutions adéquates : il encourage plutôt la poursuite de la culture anthropocentrique, impérialiste et narcissique qui nous a conduit aux crises actuelles, ainsi que le scénario écocidaire du « Business as usual ». C'est pourquoi un récit critique de l’Anthropocène et un nouveau paradigme sont nécessaires.


La nouvelle idéologie transformatrice conçue pour réorienter nos sociétés vers une voie durable et viable a été qualifiée de républicanisme « vert » ou « écologique ». Ce modèle politique global permettra de donner naissance à une société florissante où les composantes humaines et non humaines seront enfin réconciliées, d’éviter le délitement moral et civilisationnel des sociétés développées et la détérioration imminente des conditions de vie sur la planète auxquels les modes de gouvernance actuels nous condamnent (sans omettre le risque d’éco-fascisme que leur inaction nous fait courir), tout en redynamisant la vie démocratique qui a été considérablement érodée par des institutions ayant abandonné depuis trop longtemps le bien commun au profit d’intérêts économiques sectoriels, ce que le républicanisme classique décrit comme un état de « corruption ».

Auteure de l'article :

Anne Fremaux, professeure agrégée et docteure en philosophie. En savoir +


1 Ensemble des techniques à visée planétaire, incluant les techniques de limitation du rayonnement solaire (SMR) et d’extraction du CO2 à grand échelle (CDR) visant à manipuler le climat et l’équilibre énergétique de la terre pour lutter contre le changement climatique.
2 Voir à ce sujet l’article de Liao, S. Matthew, Anders Sandberg, and Rebecca Roache (2012) “Human engineering and climate change.” Ethics, Policy & Environment 15(2): 206–221.
3 on sait cependant depuis Naomi Klein que le capitalisme mondialisé et l’idéologie néolibérale à laquelle il est associé se nourrissent des chocs qu’ils produisent. Cf. Naomi Klein, 2008, La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Toronto : Léméac/Actes Sud.