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couverture du livre

Economie radicale

Le capitalisme est-il la réalité ultime de l’économie ? L’économie n’est-elle que cette science lugubre des formes de l’enrichissement et des inégalités de richesse sous la perspective du despote monétaire qu’est l’État ?

La réponse que j’apporte dans ce livre est négative. La réalité de l’économie est autre et elle ne se montre pas dans la forme analytique des savoirs académiques de l’économie.


Sa réalité profonde et donc radicale se montre à même la subjectivité vivante dans les principaux actes économiques, que l’on peut atteindre au terme d’une réduction phénoménologique. Ce qui se révèle alors, c’est la présence d’une économie du don.

À ce niveau fondamental de l’économie, les notions de richesse et de pauvreté, ainsi que celles de consommation et de travail, etc. reçoivent un sens totalement nouveau.


L’épuisement des discours de l’économie politique

La multiplicité des crises qui frappent notre présent culmine dans la crise climatique et environnementale qui affecte de manière globale l’habitabilité de notre Terre. L’économie capitaliste globalisée en est largement tenue pour responsable, nourrissant un procès en légitimité de la science économique, qui se trouve plongée dans une crise de sens.

Les discours de l’économie politique qui ont orienté les choix collectifs et individuels des deux derniers siècles ne font plus recette. La promesse de bien-être et de justice par la promotion de l’enrichissement, qui a été formulée sur fond de la fiction hobbesienne de l’état de nature, n’a pas été tenue et n’est plus crédible.

Selon cette fiction, les hommes vivent sous la menace d’autrui, de son désir insatiable de pouvoir, et la vie est misérable, besogneuse et brève. La construction du Léviathan et d’une économie d’enrichissement serait le seul moyen d’en sortir et de vivre en paix dans une économie collective, qui offre des opportunités dont peuvent se saisir les citoyens consommateurs-travailleurs pour s’enrichir et se mettre à l’abri de la pauvreté.

C’est là le programme de la science économique, qui consiste à définir et construire les institutions de cette économie politique : monnaie et marché, pour mettre à distance les passions individuelles.


C’est à la rationalité calculante que les économistes confient le soin de nous sortir de cet état de misère initial, ce qui suppose une unité de compte universelle – la monnaie – sous l’autorité du despote monétaire, afin que toutes les fins individuelles et collectives se ramènent à des calculs d’intérêt, qui nous projettent sur la voie d’un Grand Enrichissement. Il suffit que chacun soit défini comme propriétaire, de soi et de ses capacités, pour qu’il entre dans des relations marchandes. Toutes les théories économiques ont endossé ce programme, qu’elles ont déployé dans des constructions théoriques diverses, qui forment le contenu de l’histoire de la pensée économique.

Or, les discours de l’économie politique (de la science économique) sont aujourd’hui en voie d’épuisement. Ils s’épuisent parce qu’en étant allés au bout du formalisme et de la systématicité, ces discours se sont vidés de tout contenu pertinent, pour n’être plus que des abstractions formelles, qui ne parlent plus aux agents économiques, qui ne s’y retrouvent pas ni ne s’y reconnaissent. Ils se sont vidés de tout sens et ont perdu tout contact avec le réel.

La promesse du Grand Enrichissement ou de la prospérité de masse est en déphasage complet avec ce que nous percevons : la croissance des inégalités et la persistance de formes de pauvreté extrêmes, la multiplication des périls tels que les guerres, les catastrophes dites naturelles mais en fait provoquées par notre économie, la perturbation des écosystèmes, la grande extinction des espèces, les dérèglements et le réchauffement climatiques, etc. C’est plutôt un Grand Appauvrissement qui est en cours.

Un appel à la philosophie économique

À cette crise je n’apporte pas des solutions d’économie politique, avec des propositions de réformes ou des politiques économiques autres. J’apporte une réflexion de philosophie économique qui formule une critique radicale des sciences économiques et je propose de retrouver le sens profond de notre condition économique au monde.

Sur quoi débouche l’épuisement des discours économiques ? Si l’on déconstruit la fiction de l’économie politique, que reste-t-il de l’économie ou quel sens laisse-t-elle apparaître ?

La réponse que j’argumente dans ce livre, est que c’est une économie du don qui se révèle et apparaît, pas seulement aux yeux du philosophe, mais aux yeux de tous. La catastrophe économico-environnementale révèle la présence et la permanence d’une économie du don, à laquelle nous sommes devenus aveugles, parce qu’elle est recouverte par nos concepts et constructions théoriques.


J’emprunte une démarche phénoménologique de réduction, mettant en suspens la validité des théories économiques, des institutions et des concepts, pour aller à la racine de l’économie.

Ce qui se dé-couvre à ce niveau est une économie du monde de la vie – qui n’est en rien comparable à l’état de nature hobbesien – où la vie se reçoit dans une passivité, qui ne nous définit pas comme des propriétaires maîtres d’eux-mêmes et de leur projet de vie, entrant dans des relations intéressées, puisque la propriété fait partie des institutions mises entre parenthèses par la méthode de la réduction.

Suivant Levinas qui a développé une herméneutique de cette économie-vie dans Totalité et Infini (1961), la vie y est immédiatement jouissance d’elle-même « au niveau du bonheur » et « au-delà de l’ontologie ». Les besoins n’y sont pas une infirmité ou un manque d’être, mais nous vivons des besoins : L’être humain se plaît dans ses besoins, il est heureux de ses besoins nous dit Levinas.

L’économie radicale ne commence pas par le malheur, la misère et la guerre, mais par la gratitude de se recevoir dans le don de la vie, des autres, du ciel et des milieux, soit de tout ce qui fait que la vie est jouissance d’elle-même, hors de toute mesure. En deçà des économies institutionnelles et historiques, en deçà des constructions théoriques de l’économie politique, donc au terme de la réduction, ce qui se découvre et se manifeste, c’est une économie du don dans laquelle nous nous recevons en toute passivité et qui dispense tout ce dont la vie jouit dans ses besoins, et à laquelle il s’agit de se convertir.

L’économie radicale du don

Qui sommes-nous lorsque nous nous trouvons dans l’économie du don ? La réponse que je formule est que nous sommes l’autre absolu de l’agent propriétaire et riche de la science économique, qui est maître de lui-même et connaît son intérêt qu’il maximise en vue de toujours plus de richesse.

L’agent de base de l’analyse économique est le propriétaire, alors que tout commence dans l’économie du don avec la passivité de celui qui se reçoit dans le don de la vie, du monde et des autres. C’est une figure radicale de la pauvreté.

Cet autre, qui ne se présente pas comme souverain en s’affirmant comme ego sum, est le pauvre ontologique au sens où il est dans la dépendance absolue du don, dont il ne peut se soustraire.

Il ne faut pas confondre cette pauvreté avec l’état social de pauvreté saisi dans des indicateurs et mesures économiques, qui supposent un état de distribution de la richesse et des inégalités, et une unité de mesure. Le pauvre ontologique est défini par sa dépendance totale au don qu’il reçoit passivement et intégralement : avec la vie, tout un chacun se reçoit dans sa totalité, situé parmi d’autres, se tenant sur un sol et sous le ciel étoilé. La pauvreté sociale est une dépossession et une privation liée aux rapports qui s’instituent dans les usages de ce don. Cette pauvreté sociale est donc seconde par rapport à la pauvreté ontologique.


La richesse toujours nous précède, puisqu’elle vient avec le don, dans lequel nous nous recevons tous. Dans cette réception de nous-même nous sommes radicalement pauvres au sens où nous ne maîtrisons pas notre inscription dans le don. Il s’agit d’un vécu antéprédicatif, sans jugement.

Après, lorsque nous faisons usage du don, soit de nous-mêmes, des autres, du monde – dans la consommation, le travail, l’échange ou le prêt – nous sommes toujours situés dans des relations aux autres, devenant des agents économiques cherchant à bien agir, pour bien-vivre.

Ces actes économiques sont alors sous le jugement moral de soi et des autres. C’est à l’occasion de ces relations mondaines, que le mal est introduit, en particulier par démesure et défaut d’attention au bien des autres, conduisant à l’injustice, d’où résultent des formes sociales de pauvreté et de misère.

Ces actions économiques fautives se cristallisent autour des usages de l’argent, parce qu’il a été érigé en mesure universelle de la richesse et qu’il est confondu avec la richesse. De ces usages, le plus critiqué et rejeté à juste titre selon Aristote est la pratique du prêt à intérêt, quintessence du désir chrématistique d’engendrement de l’argent par lui-même.

Or l’économie politique a fait de la promotion de ce désir d’argent entretenu par « la bancocratie » (Marx) sous la garde du despote monétaire, la clé de la liberté individuelle, du bien-être collectif et de la paix entre les nations. La chrématistique politique recouvre alors l’économie du don, sans la faire disparaître.


Cette économie du don se rappelle aux riches, soit aux propriétaires que nous sommes, chaque fois qu’un pauvre économique et social, démuni, sans lieu de vie, ne pouvant jouir de la vie dans ses besoins, interpelle le riche par son cri de détresse, et le convoque personnellement.

Le surgissement du pauvre fait toujours événement, il n’est pas prévisible, ni calculé. La souveraineté du riche en est ébranlée, réveillant en lui le pauvre ontologique. Le riche est alors sommé de répondre, sa richesse lui apparaissant comme usurpée. L’appel au don du pauvre fait alors éclater (…) la communauté des biens de ce monde. (Levinas) La seule réponse possible est le don, hors calcul, qui instaure la communauté et l’universalité.

L’économie du don n’est pas une économie du monde. C’est-à-dire qu’elle n’est pas organisée selon des règles de vie commune (la réciprocité). Elle s’atteste toutefois dans le monde et dans les économies du monde avec l’irruption du pauvre. Du sort des pauvres dépend en conséquence le devenir de cette économie du don. La science économique qui s’est constituée dans un combat contre la pauvreté a échoué sur la signification de la pauvreté.

Économie éthique vs économie politique

J’avance l’idée que la figure essentielle de l’altérité radicale du pauvre s’incarne dans l’enfant. L’enfance est en effet le premier état de l’humanité, auquel nul n’échappe. Or, l’enfant vient toujours dans la dépendance absolue du don de la vie. Il n’est que passivité, non-propriétaire. Il ne vit que du don dans lequel il se reçoit, et dont il joue : le jeu est sa gratitude envers la gratuité. Il est en cela l’événement pur de l’économie du don, dont il porte témoignage dans les économies du monde. Il n’est pas jeté et abandonné sur une île déserte comme Robinson, l’agent représentatif de la science économique, mais accueilli dans un monde. L’enfant fait le lien entre l’économie du don dont il provient et l’économie du monde dans lequel il entre.

Mais quelle est l’économie mondaine qui entend le témoignage de l’enfant et du pauvre ? Pour l’économie politique l’agent économique – l’homo œconomicus – n’a pas eu d’enfance, il est toujours déjà adulte avec sa rationalité et son désir d’enrichissement. L’enfant est l’oublié de la science économique.

C’est l’économie éthique d’inspiration aristotélicienne comme économie du lieu d’accueil de la vie qui peut entendre et protéger ce témoignage qui atteste de l’économie du don. C’est parce qu’elle entend ce témoignage que l’économie éthique nourrit la critique de la chrématistique politique qui est perversion de la vie, du lieu de vie et de l’économie.


L’économie du don n’est pas un modèle d’économie à opposer à l’économie capitaliste. Elle est ce dont il y a témoignage. C’est la traduction de ce témoignage dans un langage pratique sur les usages du monde qui permet de nourrir la critique de l’économie politique et de réfléchir nos actes économiques dans des jugements moraux, sous l’horizon d’un amour de la vie auquel nous commande le don dans lequel nous nous recevons.

Auteur de l'article :

Patrick Mardellat, économiste et philosophe, est professeur à Sciences Po Lille – Université de Lille et chercheur au CLERSE UMR 8019.