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Le pouvoir de la monnaie
Jézabel Couppey-Soubeyran, Pierre Delandre & Augustin SersironLa monnaie est-elle une réalité figée, une institution immuable ?
Tout au contraire ! Elle fait preuve tout au long de l’Histoire d’une grande malléabilité, épousant les besoins variés des différents projets de société qui se succèdent au fil du temps. Elle recèle une formidable puissance de transformation, qu’il faut aujourd’hui mobiliser pour rendre possible la bifurcation sociale écologique.
On ne changera pas la société seulement en changeant la monnaie… mais on n’y parviendra pas non plus sans changer la monnaie !
La monnaie est une institution à la fois structurante pour la société, et changeante au cours du temps. L’ambition de notre ouvrage est de faire comprendre sa puissance de transformation sociétale, qu’il est possible et nécessaire de se réapproprier pour bifurquer vers un nouveau projet de société plaçant le respect de l’humain et des limites planétaires avant la croissance économique et le rendement financier.
Notre approche est résolument pluridisciplinaire, puisant à la fois dans l’économie, l’histoire, l’anthropologie, la sociologie et la philosophie.
Notre analyse se veut à la fois positive et normative. Elle part d’un double constat : il est impossible de financer une bifurcation écologique complète avec la monnaie bancaire actuelle, mais il est possible de faire évoluer le mode d’émission de la monnaie, qui est une construction historique malléable. Nous en déduisons la nécessité d’un nouveau mode de création monétaire désencastré de la dette, en complément de la monnaie bancaire.
Monnaie et puissance sociale
Servant aussi bien à acheter des biens, qu’à transmettre un héritage, régler des dettes, faire un cadeau, payer des salaires, des impôts, des cotisations, verser des pensions de retraite, faire un don à un mendiant, un chèque à une association caritative, etc., la monnaie circule dans un grand nombre de rapports sociaux très divers, marchands et non marchands, qu’elle relie, articule, unifie dans un même système de paiement.
Elle constitue ainsi un rapport social « orthogonal », communautaire, qui unifie cette vaste toile de rapports sociaux bilatéraux dans lesquels elle circule d’un agent à un autre, tous membres d’une même communauté monétaire.
Les concepts spinozistes de puissance et d’affects nous sont utiles pour faire comprendre ce point essentiel :
La monnaie coalise la puissance d’agir de l’ensemble de la communauté marchande dont elle procède : elle recèle une formidable puissance de la multitude, dont l’individu peut s’emparer pour augmenter sa propre capacité d’action.
[En effet], son obtention conférant un pouvoir d’achat, le paiement constitue pour le payé un affect joyeux qui démultiplie sa capacité d’affectation des autres puissances individuelles qu’il peut dès lors déterminer à agir dans le sens qu’il souhaite – c’est-à-dire les inciter à céder les marchandises de tout type qu’ils détiennent et que lui-même convoite.
L’acquisition des encaisses monétaires est une forme simple de capture de la puissance de la multitude, que permet la dimension totémique de la monnaie (son existence comme objet dont il suffit de s’emparer pour mettre la main sur une certaine puissance sociale).
Mais ce n’est là que l’un des trois « régimes d’expression » de la puissance de la multitude que nous distinguons, et qui sont tous trois présents dans l’institution monétaire : en effet, en plus d’exister comme une série d’objets totémiques (les unités monétaires elles-mêmes) la monnaie est aussi un ensemble de normes sociales formelles (l’unité de compte et les règles d’émission et de circulation des moyens de paiement) et nécessite l’existence d’un agent collectif réflexif (l’autorité monétaire plus ou moins fétichisée qui régule le système des paiements).
S’emparer de la puissance monétaire peut bien sûr passer par l’acquisition d’encaisses, mais aussi par la prise de contrôle de l’autorité monétaire, et a fortiori par le changement des règles formelles qui régissent le système :
La capture de la puissance collective que recèle la monnaie s’effectue par excellence par la prise de contrôle du mode d’émission monétaire lui-même, et par l’imposition de modalités d’émission différenciées : cette capture peut être le fait du pouvoir souverain (l’État) ou au contraire des puissances privées (les banques), oscillant souvent entre ces deux pôles.
L’un des aspects-clés de la réforme que nous proposons consiste à faire émerger un mode d’émission monétaire contrôlé par la société civile et mis au service de la satisfaction de ses besoins collectifs fondamentaux. L’examen de l’histoire longue de la monnaie forge la conviction qu’une telle transformation est possible et que cela constitue même la règle à chaque changement d’époque :
.Les grandes bifurcations sociétales sont aussi des grandes bifurcations monétaires. Les unes ne vont pas sans les autres
Chaque époque, chaque société et plus exactement chaque projet sociétal a sa monnaie.
Les transformations historiques de la monnaie au cœur des changements de société
Les communautés tribales originelles utilisaient diverses monnaies (coquillage, perles, etc.) pour le paiement symbolique des dettes de vie (paiement pour la fiancée lors d’un mariage, prix du sang pour apaiser la soif de vengeance de la famille en cas de meurtre, paiement du sacrifice, dons qui scellent des alliances, etc.), c’est-à-dire de dettes non marchandes payées dans des monnaies spécifiques qui ne servent pas encore d’unité de compte ou d’intermédiaire des échanges marchands.
Le projet communautaire et holiste des sociétés tribales s’est ainsi appuyé sur une monnaie non marchande, destinées à tisser et retisser en permanence le lien social dans sa dimension personnelle (soit l’exact inverse de nos monnaies marchandes modernes, qui circulent dans des échanges toujours plus impersonnels).
Les premières grandes civilisations urbaines de la Haute Antiquité (Mésopotamie, Egypte), orientées vers un projet agraire et religieux, sont dirigées par les bureaucraties des temples et des palais, qui inventent l’État et le marché, l’écriture et la monnaie de compte, il y a plus de cinq mille ans. Mais les échanges marchands ne recourent pas alors à une monnaie de paiement comme nos euros actuels : ils passent par l’intermédiaire de dettes évaluées dans une même unité de compte et enregistrées dans les tablettes d’argiles que conservent les temples et les palais, cœur battant d’une économie encore très centralisée, où les paiements finaux se font en nature (en grain, en huile, en bière…).
C’est avec le projet conquérant et marchand des sociétés poliades et impériales que sont venues les premières pièces de monnaies, frappées au VIe siècle avant notre ère en Lydie (actuelle Turquie). Cette invention révolutionnaire a permis le développement d’échanges décentralisés fondés sur des paiements anonymes, de la main à la main, débarrassés des relations d’endettement durables qui supposent une confiance interpersonnelle : combinée à d’autres innovations techniques (comme la cavalerie montée ou l’alphabet) la monnaie frappée accompagne le développement des premiers Empires (perse puis romain) qui étendent le marché et le droit à un immense territoire culturellement divers mais politiquement et économiquement intégré.
Après le déclin médiéval du monde urbain et marchand, puis le renouveau des Empires coloniaux gorgés de métaux précieux, c’est finalement l’invention de la monnaie fiduciaire (les billets de banques) et scripturale (les comptes en banques, simples jeux d’écritures comptables) qui accompagnera la révolution industrielle. Cette bascule vers les monnaies bancaires, tournées vers l’investissement rentable et la création de valeur future plutôt que vers l’accumulation de valeur passée, a servi de tremplin aux sociétés capitalistes.
La monnaie de crédit, émise à partir de prêts bancaires, a d’abord servi un projet industriel. Quand les sociétés capitalistes se sont tournées vers un projet plus financier au sortir des Trente Glorieuses, c’est une monnaie de titre, émise à partir d’achats de titres, qui est venue s’ajouter à la monnaie de crédit.
Les impasses de la monnaie bancaire face aux défis contemporains
Façonnées pour faire de l’argent avec de l’argent, ces monnaies bancaires ne permettront pas de réaliser l’ensemble des investissements que nécessite la bifurcation sociale écologique, car une part substantielle d’entre eux n’offrent pas de rentabilité financière.
La monnaie bancaire n’est en effet émise par les banques qu’à la condition de procurer à celles-ci une créance suffisamment rentable à inscrire à leur actif. Une telle exigence de rentabilité empêche le financement de toute une série de projets écologiquement ou socialement indispensables mais financièrement non rentables.
Pour permettre à ces projets d’exister, nous proposons donc d'autoriser des émissions de monnaie légale dégagées de toute exigence de rentabilité.
Au niveau européen, en considérant que les investissements indispensables non rentables qu’il s’agit de subventionner s’élèvent chaque année à 317 milliards d’euros (2% du PIB européen), et en tenant compte du fait qu’une part de ce montant (91 milliards) pourrait être financée par des « contributions monétaires » (52 milliards) et des « compensations écologiques » (39 milliards), ce sont un peu moins de 230 milliards de monnaie volontaire par an qu’il faudrait émettre, soit une vingtaine de milliards par mois : c’est bien en deçà des 60 à 80 milliards mensuels émis par la BCE pendant la crise sanitaire !
Il s’agit en somme d’activer le levier monétaire face à la crise écologique comme il l’a été face aux crises financière et sanitaire, auxquelles les banques centrales ont d’ailleurs répondu en transformant déjà leur mode d’émission, c’est-à-dire leur façon de créer la monnaie : ne se contentant plus de l’émettre en accordant des prêts aux banques, elles l’ont fait en achetant (massivement) des titres sur les marchés financiers.
Ce mode « acquisitif » de création monétaire n’a cependant fait que sauver le capitalisme financier : il est désormais temps de le dépasser, par un nouveau mode d’émission, le mode volontaire d’émission monétaire, pour répondre aux besoins de financement de la bifurcation écologique et sociale, sans aucune dette en contrepartie – que celle-ci vienne d’un prêt ou de l’achat d’un titre financier.
Une nouvelle forme de création monétaire pour financer la bifurcation écologique et sociale
Bénéficiant à l’ensemble des agents non financiers (ménages, entreprises, collectivités locales, associations…), ce nouveau mode « volontaire » d’émission serait adapté au financement d’investissements dépourvus de retour financier mais indispensables à la bifurcation, comme de grands plans de rénovation thermique du parc HLM et d’adaptation des logements aux personnes dépendantes, la revitalisation des petites lignes ferroviaires, la construction de biocorridors ou la restauration des bocages par la plantation de haies entomofaunes, la construction ou l’agrandissement de maternités, d’écoles, d’universités, d’hôpitaux ou de maisons de retraites, la production de terra preta régénérant la microbiologie des sols, ou encore la promotion des « villes éponges » pour désartificialiser les sols urbains.
À la demande d’un Institut d’émission dont la gouvernance ferait intervenir la société civile, de la monnaie serait créée par la banque centrale, sans dette ni achats d’actifs, uniquement pour financer de telles réalisations indispensables mais non rentables.
Cette encaisse de monnaie que nous qualifions de « volontaire », en tant qu’expression d’une volonté politique démocratique, serait versée sur le compte à la banque centrale d’une société financière publique, que nous appelons Caisse du développement durable, dont la mission serait d’allouer les sommes sous forme de subventions à l’ensemble des agents non financiers lui soumettant des besoins de financement répondant à ses critères d’éligibilité.
L’encaisse de monnaie volontaire viendrait se fondre dans la masse monétaire totale, par fongibilité, mais contrairement à la monnaie bancaire qui est automatiquement détruite par les banques à mesure que les créances qui en sont la contrepartie leur sont remboursées, la monnaie volontaire circulerait de manière permanente dans l’économie, puisqu’elle serait dépourvue de contrepartie financière (sans remboursement).
Pour éviter tout excès de liquidités, une batterie d’instruments de régulation serait mise en place : des instruments fiscaux (contributions sur les flux et les stocks monétaires et compensations écologiques des prélèvements de ressources non renouvelables et des émissions polluantes non biodégradables) et des instruments de politique monétaire (restitutions de monnaie volontaire à la banque centrale, vente de titres par la banque centrale, hausse des réserves obligatoires des banques, etc.). Le but étant de proportionner en permanence la masse monétaire disponible aux besoins de l’économie et d’éviter un excès potentiellement inflationniste.
Conclusion
Loin de se réduire à une innovation technique, la monnaie volontaire, monnaie publique démocratisée, viendrait structurer différemment le corps social : en monétisant sans marchandiser, elle produirait un rééquilibrage entre sphère marchande et sphère non marchande, entre poursuite des intérêts individuels et réalisation de l’intérêt collectif.
Ainsi transformée, l’institution monétaire pourrait équilibrer les objectifs sociétaux, permettant, d’une part, la réalisation d’objectifs privés, sous le signe de la rentabilité financière, financés par les modes bancaires de création monétaire, et, d’autre part, la réalisation d’objectifs collectifs, par le mode volontaire de création monétaire, sous les signes du non-marchand, du social et de l’écologie.
De quoi se projeter dans un avenir enfin authentiquement social et écologique.
Auteurs de l'article :
Jézabel Couppey-Soubeyran est économiste, maîtresse de conférences à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne & Conseillère scientifique à l’institut Veblen
Pierre Delandre est sociologue de la monnaie, certifié en finances publiques, haut cadre dans le secteur bancaire public et chercheur chez Etopia
Augustin Sersiron est docteur en philosophie politique et en économie, licencié en droit et diplômé de l’ESSEC