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couverture du livre

Résumé de la Correspondance avec Karl Jaspers (page 2)

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Bien vite, une invitation est lancée :

J’ose revenir encore une fois sur la question de votre visite à Heidelberg et vous renouvelle mon invitation à loger chez nous ; mais je dois aussi répéter que c’est un rien primitif (lit fait sur le divan de la bibliothèque, lavabo dans les toilettes – il ne peut en être autrement dans notre logement exigu).

Il serait bien pourtant que nous ayons, quelques jours durant, des heures à consacrer à la philosophie et que nous mettions à l’épreuve et renforcions notre « communauté de lutte ».

Je nous vois vivant ensemble – chacun dans une pièce à soi, ma femme est en voyage - , faisant chacun ce qu’il veut et – abstraction faite des repas- nous rencontrant et parlant à notre fantaisie, surtout le soir 1.

Jaspers propose même de prendre à sa charge les frais de voyage.


De ce séjour, Heidegger ressort enchanté :

Les huit jours que j’ai passés chez vous m’accompagnent en permanence. Leur soudaineté, leur absence de tout événement à l’extérieur, la sûreté du « style » dans lequel chaque journée trouvait sans affectation sa croissance dans les autres, le pas non sentimental, austère, duquel une amitié s’est avancée vers nous, la certitude croissante d’une communauté de lutte sûre d’elle-même des deux côtés, tout cela est étonnant pour moi au sens où le monde et la vie sont étonnants pour les philosophes 2.


Enthousiaste, Jaspers va même imaginer le lancement d’une revue commune :

Chaque fois que je pense à ces jours, j’ai à l’esprit votre précédente déclaration sur la nécessité d’authentiques annales critiques […] c’est à nous qu’il doit revenir de le faire : « La philosophie de notre époque, Cahiers critiques », par Martin Heidegger et Karl Jaspers. Nous seuls y écrivons, elles paraissent en cahiers libres de toute contrainte. Nous ne les faisons commencer que si nous avons tous deux de prêt un nombre suffisant d’articles. […] Elles touchent l’authentique philosophie de notre époque, chaque trait où se manifeste une vivante attitude philosophique et antiphilosophique. […] Nous ne pratiquerons pas l’invective, mais le débat sera sans concession 3.


Les deux hommes continuent à intriguer pour obtenir des nominations à des postes universitaires, échangeant des piques savoureuses sur leurs collègues de travail, et ce milieu universitaire si particulier.

Même Husserl, le vieux maître de Heidegger, n’est pas épargné… à l’occasion, Heidegger déverse aussi son fiel sur celui-ci :

Vous savez que Husserl a une nomination à Berlin ; il se conduit plus mal qu’un professeur libre qui prend pour une félicité éternelle la charge de professeur titulaire. […] Husserl est complètement sorti de la cohérence – s’il « y » fut jamais – ce qui m’est apparu comme de plus en plus douteux ces derniers temps – il oscille d’un côté à l’autre et dit des trivialités, que c’est à faire pitié.

Il vit de sa mission de « fondateur de la phénoménologie », personne ne sait ce que c’est – […] il commence à deviner que les gens ne suivent plus – il pense naturellement que c’est trop difficile […] – même s’il a fait plus de progrès que Heidegger, dont il dit maintenant : il devait lui aussi faire cours et ne pouvait aller aux miens, sinon il serait plus avancé – voilà ce qui va délivrer le monde à Berlin aujourd’hui 4.

Et conclut : Un tel milieu est usant même si l’on s’en met résolument à l’écart 5.


En avril 24, Heidegger après un nouveau séjour de quelques jours lui fait cette belle déclaration : Depuis septembre 23, je vis mes relations avec vous à partir de cette donnée que vous êtes mon ami. Telle est dans l’amour la foi dont dépend tout le reste 6.

On peut dire qu’à cette époque, l’amitié entre les deux hommes a atteint son point culminant. Cela ne va pas durer…

Une ombre au tableau : la réception d'Etre et temps

Le 18 avril 1927, Heidegger fait parvenir un exemplaire d’Etre et Temps à Jaspers.

Ce à quoi celui-ci lui répond le 1er mai : Merci beaucoup de votre carte et du livre. Je n’ai pu encore en reprendre la lecture, je l’ai seulement feuilleté et j’ai parcouru une petite douzaine de pages. J’ai le même sentiment qu’à Noël : comme si nous avions gravi un nouvel échelon, mais ne pouvions savoir encore où nous en sommes ; d’où ce que nous avons en commun dans des origines encore non formulées, et ce qui nous sépare, nous singularise l’un et l’autre. […] Une vérité resplendit, presque enfouie sous un tel état de fait 7.

En octobre, la lecture n’a toujours pas avancé : Je suis tout à fait contrarié de n’avoir en outre toujours pas étudié votre livre, - après la lecture hâtive de Noël. Le moment pour ce faire viendra naturellement et sans contrainte. Soyez patient, je vous prie, même si vous devez à juste titre en être déçu 8.

En réalité, Jaspers ne tiendra jamais cette promesse.


Il s’expliquera dans son Autobiographie philosophique sur sa gêne et son manque d’empressement :

La parution de Etre et Temps de Heidegger n’eut pas pour effet, sans que je m’en aperçoive bien à l’époque, d’approfondir nos relations, mais bien plutôt de les rendre plus superficielles. Ma réaction, comme des années auparavant avec la critique qu’il fit de ma Psychologie des conceptions du monde, ne fut pas proprement intéressée.

Dès 1922, Heidegger m’avait lu quelques pages d’un manuscrit de l’époque. Il m’était incompréhensible. J’insistais sur une manière naturelle de s’exprimer. Heidegger eut plus tard l’occasion de me dire qu’il était désormais beaucoup plus loin, que ce qui appartenait à cette époque était révolu, qu’il commençait à y avoir quelque chose.

Du contenu du livre paru en 1927, je n’avais rien su précédemment. Je vis alors une œuvre qui fit aussitôt impression par l’intensité de l’élaboration, le caractère construit de la conceptualisation, la précision pénétrante d’un nouveau vocabulaire souvent éclairant. En dépit du brillant de son analyse vigoureuse, elle me sembla pourtant improductive pour ce que je désirais philosophiquement.

Je me réjouissais du travail accompli par celui pour qui j’avais de l’amitié, mais j’étais peu enclin à le lire et bientôt je restais en panne, parce que le style, la teneur, la manière de pensée ne me parlaient pas. Je ne sentais pas non plus ce livre comme quelque chose contre quoi j’aurais à penser, avec quoi je devrais avoir une explication. Il ne me vint de ce côté-là, à la différence de mes conversations avec Heidegger, aucune stimulation 9.


Des années plus tard, avec le recul nécessaire, il comprit combien cela avait été dommageable :

Heidegger devait être déçu. Installé vu mon âge dans le travail de mon activité philosophique qui m’occupait tout entier, je ne lui rendis pas le service d’une lecture et d’une critique de fond, comme lui-même l’avait fait dans sa jeunesse vis-à-vis de ma Psychologie des conceptions du monde, y faisant alors ressortir sa manière propre de penser. Conformément à quoi il était bien compréhensible qu’il ne montrât plus de son côté d’intérêt véritable pour toutes mes publications ultérieures 10.

1 lettre 11, p.27
2 lettre 12,p.28
3 lettre 13, p.30
4 lettre 16, p.36
5 Ibid.
6 lettre 20, p.40
7 lettre 44, p.68
8 lettre 47, p.71
9 Note 5, p. 394
10 Ibid.