1. Accueil
  2. Auteurs
  3. Heidegger
  4. Correspondance avec Karl Jaspers
  5. Page 3
couverture du livre

Résumé de la Correspondance avec Karl Jaspers (page 3)

Index de l'article Page 1
Page 2
Page 3
Page 4
Page 5

Effectivement, après cet échange, quelque chose semble brisé : les lettres de Heidegger se font plus brèves, moins affectueuses.

Pourtant les deux hommes continuent à se fréquenter, et s’invitent mutuellement, avec leurs compagnes respectives. En apparence, rien n’a changé.

Après l’une de ces rencontres, Jaspers s’exclame encore : De temps immémorial, je n’ai écouté personne comme aujourd’hui. Comme dans l’air pur, je me suis senti libre dans cette incessante façon de transcender. Ce qui, pour nous être commun, s’entend si complètement de soi-même, je l’ai ouï dans ce que vous disiez, étrange en partie pour moi, mais comme l’identique. On philosophe encore ! 1


Depuis quelques années, Karl Jaspers, psychiatre à l’origine, s’est tourné vers la philosophie. Le fruit de ses réflexions paraît dans son ouvrage sobrement intitulé Philosophie.

Il en fait parvenir les trois volumes à son cher ami Heidegger, qui trouve encore la force de s’enthousiasmer :

Reste essentiellement qu’avec votre œuvre est enfin là aujourd’hui, dans la philosophie, quelque chose d’incontournable et qui fait un tout. Vous parlez avec l’attitude claire et décisive du vainqueur et la richesse de qui a été éprouvé au cœur de l’existence […]

De nombreux lecteurs qui savent se taire viendront probablement dans le champ d’activité de votre œuvre pour aider à labourer le sol et travaillera ainsi au renouvellement dont vous prenez la tête 2.


Ce qui met Jaspers au comble de la joie : J’ai éprouvé à la lecture de votre lettre le bonheur inhabituel d’entendre un mot qui était important pour moi et qui était d’approbation.

Non sans une certaine maladresse, il fait référence à Etre et Temps, pour établir une sorte de parallèle :

Quand ensuite une petite flamme fut effectivement visible dans Etre et Temps, cela se fit cependant de telle sorte que le lecteur, à causes des scories et des cendres de la phénoménologie qui absorbaient l’attention comme un ouvrage de métal constructiviste, pouvait être dévié du côté de ce que vous appelez heideggèrerie. Si je devais à présent avoir réussi à allumer une deuxième petite flamme, en aucun cas ce ne serait pourtant davantage. Mon œuvre est très imparfaite […] 3.

La brouille

Et puis, les choses se précipitent : en janvier 1933, Hitler est nommé chancelier, puis obtient en mars les pleins pouvoirs, à l'issue de nouvelles élections législatives remportées par les nazis.

Pour autant, Heidegger et Jaspers ne soufflent mot de ce contexte politique brûlant. Ont-ils pressenti un désaccord de fond ? Tout au plus Jaspers indique-t-il qu’il a pris connaissance du Discours du rectorat de Heidegger et fait un éloge contrasté de ce document, unique à ce jour, et qui restera comme tel, relevant des particularités de ce discours qui sont de circonstance, […] quelque chose qui y est qui me donne un peu une impression d’artificiel et […] des phrases qui me semblent même avoir une résonance creuse 4.

Ce n’est que deux ans plus tard que lui répond Heidegger, avec un message quelque peu lunaire où il cite des vers de Sophocle, sans aucune allusion aux événements de politique pourtant brûlants – la montée des périls.

Idem avec une lettre de mai 36, déconnectée, où Heidegger livre ses impressions d’un voyage à Rome.


Pourtant l’année suivante, la politique rattrape les deux hommes : Karl Jaspers sera privé de toute chaire et exclu de l’université en raison de son mariage avec une juive. Pendant ce temps Heidegger, bien qu’ayant démissionné de sa charge de recteur, continue à enseigner à l’université de Fribourg.


Cette lettre de mai 36 est la dernière ; commence alors un long silence ; pour autant, Heidegger prend soin de faire parvenir à Jaspers chacune de ses nouvelles publications, accompagnées d’une dédicace.

Un silence de 6 ans, ou de 13 ans, selon comme on l’entend.


En effet en 42, au plus fort de la tourmente, Jaspers rédige une lettre amère, qu’il n’envoie pas.

Une lettre très curieuse, où, sans aucune allusion aux événements politiques (un silence naturellement dû à la censure), il fait part de sa déception concernant un essai que Heidegger lui a fait parvenir : La doctrine de Platon sur la vérité 5.

Il lui fait des observations, comme à un élève que l’on réprimande :

Votre premier pas s’engage sur le plan qui convient, mais […] votre démarche ultérieure n’en saisit pas le contenu possible et manque de méthode, à la place de laquelle elle ne met au contraire qu’ordre d’exposition, forme d’expression, apparence d’ensemble. […] au lieu de la méthode proprement dite, il me semble n’y avoir là qu’un succédané.

Il va jusqu’à dire : A la fin de ma lecture, je me sens trompé 6.


Vanité blessée ? Jaspers a probablement dû lire ce que Heidegger disait, dans son cours de 1940 sur Nietzsche, de son propre ouvrage :

Les défauts fondamentaux du livre de K. Jaspers sur Nietzsche :
1. Qu’il écrive surtout un tel livre
2. Qu’il ne voie pas chaque gradation historiale (au lieu d’une simple évolution historique) qu’il y a dans l’œuvre de Nietzsche et fouille sans discernement aussi bien dans les écrits de jeunesse que dans ceux de la période tardive pour y prendre des passages qu’il met bout à bout
3. Qu’il relativise des visions décisives de Nietzsche, qui ne sont pas des opinions d’un individu, mais des nécessités de la métaphysique occidentale […]
4. Qu’il rapporte tout à un subjectivisme existentiel aux couleurs de la théologie chrétienne et ainsi ni ne prépare une décision ni ne reconnaît quelle décision est Nietzsche lui-même dans l’histoire de la vérité de l’Être 7.

1 lettre 95, p.116
2 lettre 109 p.130-131
3 lettre 110, p.132
4 lettre 119, p.141
5 In Questions II
6 lettre 124, p.149
7 Nietzsche : Der europäische Nihilismus, Edition intégrale, II, vol.48, p.28, note