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couverture du livre

Résumé de la Correspondance avec Karl Jaspers (page 5)

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La rupture définitive

Dans cette lettre, Heidegger rentre dans le détail des explications.

Ainsi par exemple, il reviendra sur sa nomination en tant que recteur de l’université de Fribourg :

Je fus poussé ici littéralement de tous côtés dans le rectorat. Le jour même de l’élection, j’arrivai dans la matinée à l’université et déclarai encore au recteur destitué […] que je ne pouvais ni ne voulais en assumer la fonction. Tous deux répondirent qu’il ne m’était plus permis de revenir en arrière […].

Mais même quand j’ai dit « oui », je ne regardais pas à l’extérieur, au-delà de l’université et je ne me rendais pas compte de ce qui se passait vraiment. Pas une seconde il ne m’est venu à l’esprit que mon nom pouvait dès lors avoir un tel « effet » dans l’opinion publique allemande et mondiale et était déterminant pour un grand nombre de jeunes gens.

[…] Mais en même temps, je me trouvais pris dans la mécanique de la fonction, des influences, des luttes pour le pouvoir et des factions, j’étais perdu et je me trouvais pris, ne fût-ce que pour quelques mois […] dans une « ivresse de pouvoir ». C’est seulement à partir de Noël 1933 que j’ai commencé à y voir clair, si bien qu’en février, en manière de protestation, j’ai démissionné de mes fonctions et refusé de participer à la cérémonie de passation des pouvoirs à mon successeur. […]

Les faits que je rapporte là ne peuvent disculper de rien ; ils ne peuvent que faire voir combien, d’année en année, à mesure que le malfaisant se découvrait, croissait aussi la honte d’y avoir un jour contribué directement et indirectement 1.


C'est un passage crucial, car si Heidegger a toujours refusé de s'exprimer publiquement sur ses errements passés, on voit qu'il s'explique ici dans une correspondance privée.

On peut mettre en doute la sincérité de son explication : la parution récente des Cahiers noirs a montré qu'il partageait certains préjugés antisémites de son époque. Ce qui faisait encore hier débat, la compromission de Heidegger avec le nazisme, fait aujourd'hui l'objet d'un consensus des spécialistes.


Cette lettre, Jaspers n’y répondra que deux ans plus tard, en 1952, tant elle a provoqué en lui de fureur et d’indignation.

Tout d’abord, il n’était pas d’accord avec certains éléments d’explication avancés plus haut : Mes souvenirs ne s’accordaient pas dans tous les détails avec [vos explications] 2.

Mais surtout ce qu’il ne lui pardonne pas, c’est ce passage :

Mais ce qui est en cause avec le mal n’est pas à son terme. Il entre seulement dans sa phase proprement mondiale. En 1933 et avant, les Juifs et les hommes politiques de gauche, en tant qu’ils étaient directement menacés, ont vu plus clair, plus rigoureusement et plus loin.

Maintenant, c’est à nous. […] Staline n’a plus de guerre à déclarer. Il gagne chaque jour une bataille. Mais « on » ne le voit pas. Pour nous il n’y a pas de dérobade possible. Et chaque mot, chaque écrit est en soi une contre-attaque, même si tout ceci ne se joue pas dans la sphère du « politique » qui est elle-même mise depuis longtemps hors jeu par d’autres rapports d’être et mène une vie illusoire.

[…] Malgré tout, cher Jaspers, malgré la mort et les larmes, la souffrance et l’atrocité, la détresse et la peine, le défaut de sol et l’exil, ce n’est pas rien qui a lieu en ce défaut de chez soi ; en lui se dissimule un avent dont peut-être encore, dans un léger souffle, nous pouvons éprouver et devons recueillir les signes lointains, pour les garder en vue d’un avenir qu’aucune construction historique, surtout pas l’actuelle avec sa pensée partout technique, ne déchiffrera 3.


Que lui reproche-t-il exactement ? Tout d’abord, le contexte : Karl Jaspers, interdit d’enseigner par les nazis, retrouve une chaire à l’université d’Heidelberg en 1945, d’où il prononce des conférences sur la culpabilité allemande. A son grand désarroi, il voit des enseignants nazis revenir dans les rangs de l’université. Cela l’amène à quitter l’Allemagne pour la Suisse en 1948.

Pour lui donc ce qui menace ce n’est pas le « stalinisme », mais le retour du nazisme, phénomène qu’il a vu de ses propres yeux et dont il a souffert jusqu’à l’exil. Brandir la menace du stalinisme est d’ailleurs un élément de langage de cette extrême-droite qu’il abhorre. Il ne supporte pas de retrouver ceci sous la plume de Heidegger :

Lire quelque chose de ce genre m’effraie. Si vous vous trouviez en face de moi vous feriez aujourd’hui encore, comme autrefois, l’expérience de mon déluge verbal, dans la colère et l’invocation de la raison.

Pour moi ces questions deviennent urgentes : Une telle vue des choses, par ce qu’elle a d’indéterminé, favorise-t-elle la perdition ? Ce qu’il est possible de faire n’est-il pas manqué par l’apparence grandiose de telles visions ? […]

Cette puissance du mal n’est-elle pas aussi en Allemagne, ceci qui n’a cessé de grandir et qui prépare, de fait, la victoire de Staline : le voile de l’oubli jeté sur le passé, ce qu’on appelle le nouveau national-socialisme, le retour des anciens rails de pensée et de tous les fantômes qui nous perdent malgré leur nullité ? Cette puissance n’est-elle pas dans toute pensée de l’approximatif ? […]

N’est-ce pas à cause de tout ceci que Staline est vainqueur ? Une philosophie qui devine et poétise dans ces phrases de votre lettre, qui réalise la vision de quelque chose de monstrueux, ne prépare-t-elle pas d’un autre côté la victoire du totalitaire, du fait qu’elle se sépare de la réalité ? De même qu’en grande partie la philosophie d’avant 1933 a effectivement disposé à accepter Hitler ? 4


Il lui reproche aussi de jouer au prophète, alors qu’il lui faudrait faire plutôt profil bas, et lui demande abruptement si cette tournure d’esprit n’est pas la cause de ses errements passés :

Vous écrivez plus loin « En ce défaut de chez soi… se dissimule un avent ». Mon effroi a augmenté, quand j’ai lu ça. Pour autant que je sois capable de penser, c’est là pure rêverie, dans la droite ligne de si nombreuses rêveries qui – chacune « à son heure » - nous ont bernés durant ce demi-siècle. Etes-vous sur le point de jouer au prophète qui montre le suprasensible à partir d’une connaissance occulte, au philosophe qui fourvoie loin de la réalité ? Qui fait manquer le possible par des fictions ? 5


Après une telle volée de bois vert, Heidegger coupe le contact philosophique. Il envoie encore un mot de félicitations trois ans plus tard en 1953 pour le 70ème anniversaire de Jaspers, tout de convenance formelle.

En 1959, c’est au tour de Jaspers de souhaiter bon anniversaire à Heidegger.

Il remarque avec tristesse : Depuis 1933, un désert s’est étendu entre nous, qui semble ne devenir que toujours plus impraticable avec ce qui est arrivé et a été dit plus tard 6.

Puis en 63, Heidegger fait parvenir un nouveau message de félicitations à Jaspers pour son 80ème anniversaire.


Pour finir un télégramme de condoléances en 69, pour le décès de Jaspers :

Avec respect et sympathie dans le souvenir d’années lointaines 7.


Ainsi se termine, sur ces quelques mots laconiques, cette relation si singulière entre deux penseurs, qui n’aura pas su résister aux errements tragiques du XXème siècle...


1 lettre 144, p.182-183
2 lettre 149, p.190
3 lettre 144, p.184
4 lettre 149, p.191
5 lettre 149, p.192
6 lettre 152, p.197
7 lettre 156, p.201