
Comprendre. L’herméneutique et les sciences humaines
Ioana VulturComment l'herméneutique peut-elle venir éclairer les sciences humaines, au cœur de leur pratique ?
Economie, sociologie, anthropologie, histoire, esthétique... L'ouvrage propose une vaste reconsidération de ces disciplines, à la lumière de la notion de compréhension.
Thématique : Herméneutique
Le questionnement herméneutique
La compréhension est une pratique dont nous nous servons dans la vie de tous les jours lorsque nous devons comprendre ou interpréter des textes ou des tableaux, mais aussi lorsque nous devons comprendre les discours, les gestes et les actions d’autrui, nous comprendre nous-mêmes ou comprendre le monde. Dans cette perspective, la compréhension est « une manière d’être », au sens où elle définit l’être de l’homme comme un être interprétant et auto-interprétant (Heidegger). Loin d’être des aspects marginaux, la compréhension et l’interprétation sont donc des activités universelles qui occupent une place centrale dans la vie des hommes.
Ce livre part de la perspective de l’herméneutique philosophique, telle qu’elle a été élaborée par Heidegger, Gadamer et Ricoeur, en se concentrant sur la question du lien avec les sciences humaines. Je montre que l’ontologie d’ordre herméneutique est à la base de toute étude des faits humains qu’il s’agisse de l’étude psychologique de l’individu (questions de l’identité, de la relation à soi et à autrui), de celle du fait social (économie, sociologie et anthropologie) ou de la dimension temporelle des mondes humains (histoire) et, bien entendu du fait artistique.
Cependant, si l’herméneutique philosophique est le point de départ du livre, je traite cette question à partir de points de vue qui dépassent ce domaine au sens strict du terme, faisant appel à d’autres types de philosophie (philosophie de l’esprit) ainsi qu’à des réflexions développées dans le cadre des sciences humaines. C’est pourquoi l’objet du livre est plutôt ce que j’ai appelé « le questionnement herméneutique ».
Individu, société, histoire
La première question que je traite est celle de la compréhension de soi et d’autrui, point sur lequel l’herméneutique croise la psychologie. Ce n’est cependant pas la psychanalyse qui est au centre de mon interrogation, mais le lien entre l’approche herméneutique et certaines variantes de la psychologie cognitive. L’enjeu est de développer un modèle de la compréhension de soi et de la compréhension d’autrui, qui part d’un niveau de base, pré-réflexif, pour aboutir à des modèles complexes, comme celui de l’identité narrative (Ricoeur).
Le livre s’intéresse ensuite à l’apport de l’herméneutique aux sciences sociales, en montrant que l’objet même de ces sciences, le monde social et culturel, est une réalité auto-interprétante et objectivée. Pendant longtemps l’individualisme et l’holisme ont essayé d’expliquer l’ontologie de ce monde soit en partant de l’individu singulier, soit en partant de la société vue comme une conscience collective dépassant les individus. Or, le questionnement herméneutique qui commande les travaux de Ricoeur dans Soi-même comme un autre, mais aussi ceux de Searle dans La Construction de la réalité sociale ou encore la réflexion de Charles Taylor, permet de dépasser cette opposition.
Je montre aussi que dans le domaine des sciences sociales du XXe siècle, il y a eu un véritable tournant herméneutique, qui peut s’observer dans les travaux de l’école d’économie autrichienne (qui reconnaît explicitement le fondement herméneutique des faits économiques), dans la sociologie compréhensive (Weber, Schütz, Berger et Luckmann, Giddens), dans l’anthropologie « textualiste » (Geertz) ou dans la réflexion des historiens sur les temporalités multiples et la factualité historique (Hartog, Ginzburg).
Concernant l’histoire, l’herméneutique insiste sur la primauté de l’expérience historique par rapport à l’histoire comme discipline (Gadamer). Les réflexions sur l’épistémologie et l’ontologie de l’histoire de Ricoeur, depuis Histoire et vérité en passant par Temps et récit I et jusqu’à La Mémoire, l’histoire, l’oubli, montrent de leur côté que si l’histoire ne peut pas faire l’économie de la méthode, elle n’en reste pas moins ancrée dans l’expérience et ceci grâce au récit et à la mémoire, qui sont comme des interfaces entre les deux.
L’herméneutique et la question de l’art
La dernière partie du livre porte sur l’art, domaine central pour l’herméneutique, puisque les œuvres d’art sont des formes symboliques polysémiques qui forment des mondes autonomes. J’aborde successivement les rapports de l’herméneutique avec l’esthétique, les études littéraires et l’histoire de l’art. La conception herméneutique de l’art comme vérité, qui voit l’art comme une activité supérieure aux autres activités cognitives humaines, est analysée à la lumière de deux autres théories esthétiques qui ont marqué la pensée occidentale : la théorie de la mimèsis d’Aristote et la théorie expressiviste de l’art développée par les romantiques.
La spécificité d’une approche herméneutique de la littérature est analysée par contraste avec d’autres approches du fait littéraire. Je pars de Paul Ricoeur qui a élaboré un modèle global de l’œuvre littéraire mettant en relation l’auteur, le texte et le lecteur. Si la littérature est une forme de communication, elle possède néanmoins une spécificité par rapport aux autres formes de discours. Je montre aussi que la perspective herméneutique permet de trouver une solution au conflit entre intentionnalisme et anti-intentionnalisme.
Enfin, dans le domaine des arts visuels, l’herméneutique permet de dépasser le débat entre les approches textualistes d’interprétation des images (iconologie de Panofsky, sémiotique) et les approches qui insistent sur la présence des images (Boehm, Freedberg), donc sur leur spécificité par rapport aux textes, l’enjeu étant l’élaboration d’une herméneutique des images.
Auteure de l'article :
Ioana Vultur, docteure en littérature française et comparée, membre du Cral à l'EHESS