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couverture du livre

Philosophie du problème

Qu'est-ce que, de manière générale, un problème ?

Qu'est-ce que le problème philosophique a de spécifique ?

L'histoire de la philosophie peut-elle être pensée comme une histoire des problèmes ?

Telles sont les questions autour desquelles s'articulent ce livre...



Outre l’essence même du travail philosophique, l’enjeu propre à justifier la nécessité de s’interroger sur la nature du problème philosophique n’est autre que la signification du questionnement humain. Mais surtout, procéder à un questionnement sur le questionnement, c’est certainement rencontrer l’exigence principielle de la philosophie, ce à quoi renvoient les thèses ou les réponses qu’elle avance.

Aussi la philosophie manquerait en quelque sorte à elle-même si elle ne s’interrogeait pas sur ce qu’elle fait en interrogeant, et si elle ne manifestait pas toute la vertu libératrice de notre aptitude à poser des problèmes. Tel est précisément ce à quoi nous nous sommes attaché dans cet ouvrage.

I. Les traits essentiels de l’idée de problème

Un paradoxe. De multiples usages

Un problème désigne ce type de difficulté qui nous arrête, nous bloque, tout en révélant nos limites en matière de compréhension, de savoir ou de pouvoir. Mais il stimule en même temps notre activité de recherche et atteste nos capacités à nous interroger et à mobiliser nos ressources, théoriques ou pratiques. C’est là un paradoxe.

Mais afin qu’il prenne tout son sens, il faut d’abord tâcher de mesurer toute l’extension de l’usage du terme « problème ». Invoqué pour la moindre difficulté, qu’elle soit d’ordre technique, administratif, sanitaire, moral ou sentimental, le mot envahit le quotidien, jusqu’aux domaines de la pédagogie et de l’entreprise. Cependant, toute difficulté, comme pousser une lourde charge, n’est pas un problème. Qu’ils soient donc matériels ou théoriques, de chômage, de pollution ou de faim dans le monde, la première question doit se porter sur la possibilité de reconnaître des traits essentiels aux divers types de problèmes.

De ce qui arrête à ce qui mobilise

Notre ouvrage s’attache d’abord à distinguer le problème de ce qui n’est pas lui : l’énigme, le mystère ou même une simple question.

Il est un obstacle d’un certain type qui, comme l’atteste l’étymologie (« ce qui est jeté devant », au sens de ce qui constitue une résistance à l’égard d’une avancée), produit un état d’incertitude et d’embarras ainsi que des effets tels, qu’il rompt la continuité de nos actions et entrave la réalisation de nos buts – désirs, projets ou obligations. Aussi tâchons-nous de l’éviter ou de le supprimer, non sans devoir souvent y mettre patience, efforts et médiations. Ces premiers caractères des problèmes ordinaires le sont tout autant des problèmes théoriques de l’esprit en quête d’objectivité et de vérité – un esprit capable de sécréter ses propres obstacles, comme le développent, chacune à sa manière, la doctrine baconienne des idoles et la fameuse conception bachelardienne des « obstacles épistémologiques ».

Cependant, l’idée d’obstacle ne suffit pas à déterminer pleinement celle de problème : ce qui arrête n’est pas ce qui paralyse mais, sans doute bien davantage, ce qui mobilise en provoquant le désir d’inventer quelque stratagème salutaire – à l’image de l’odyssée d’Ulysse.

II. Y a-t-il une spécificité du problème philosophique ?

Où l’on retrouve les caractères des autres problèmes

De toute évidence, la philosophie n’a aucunement le monopole du problème. En revanche, se saisir de la problématicité comme telle est certainement sa prérogative, car elle se pense alors elle-même lorsqu’elle produit, énonce et examine des problèmes – un geste dont on s’accorde à penser, depuis Socrate, qu’il lui est consubstantiel. Mais les propriétés dégagées du problème ordinaire valent-elles également pour les problèmes philosophiques ? Y a-t-il, autrement dit, des problèmes spécifiquement philosophiques ?

Un problème philosophique revêt lui aussi la signification d’un obstacle. Il embarrasse ou arrête une progression de la pensée, ici ordonnée à une finalité d’élucidation de sens ou de vérité. Ainsi en va-t-il des problèmes du mal ou de l’interaction de l’esprit et du corps.

Il a en outre, comme les autres problèmes, la propriété de mobiliser, comme le fait Socrate qui, paralysant la pensée, suscite la recherche d’une issue. Cette recherche, comme pour un problème de physique, induit elle-même la nécessité de médiations. À un problème philosophique, il est en effet impossible de répondre immédiatement, parce qu’il est nécessaire d’examiner et de disposer de certains éléments (des significations, des définitions, l’élucidation de présupposés, etc.), par la médiation desquels, seulement, une solution peut être avancée.

Voilà qui conduit à un troisième élément : ce qui fait le caractère problématique d’une question – ou d’une situation – vient encore de ce qu’elle admet plusieurs solutions. Si l’on parle d’un problème philosophique du mal, c’est qu’il est possible d’imputer le mal à l’ignorance, ou bien de concevoir la possibilité de faire le mal pour le mal, ou même de faire « sauter » les termes de ce problème en rejetant, comme le fait Spinoza, les idées d’un bien extérieur à soi et d’une faculté de vouloir autonome. C’est à Aristote que l’on doit d’expliquer ce caractère pluriel des solutions : alors qu’à une question (ou prémisse interrogative), montre-t-il dans les Topiques, on peut répondre par oui ou non , un problème tient ensemble le oui et le non. En bref, le problème est un conflit de thèses également valables.

Quatrième et dernier élément : si la solution d’un problème ordinaire ou scientifique le fait disparaître, la solution apportée au problème philosophique ne le nie pas ; elle en fait en quelque sorte partie, sans le clore ni le dissoudre, de telle sorte que l’interrogation philosophique se voit sans cesse reconduite. Ces quatre grands caractères, que l’ouvrage explicite successivement, les problèmes philosophiques les partagent avec les problèmes matériels, sanitaires ou politiques.

Éléments spécifiques du problème philosophique

Il reste toutefois possible de mettre en évidence des éléments spécifiques du problème philosophique.

1° Un tel problème se distingue en ce que ses solutions, plurielles, peuvent être également contradictoires entre elles – ce qui n’a pas grand sens au niveau des problèmes courants.

2° Tandis que les problèmes ordinaires, marqués par la singularité et la relativité, valent pour chacun, les problèmes philosophiques, parce que l’investigation philosophique se situe sur le plan de l’universel, valent pour tous.

3° Si nous tendons quotidiennement à éviter et à vouloir régler aussi rapidement que possible les problèmes – considérés comme des maux –, le philosophe, lui, ne cherche certainement pas à s’en défaire au plus vite : il aime produire les problèmes et même y séjourner.

4° Alors que les problèmes courants se rencontrent, les problèmes philosophiques n’apparaissent qu’en étant expressément posés. Les premiers s’imposent, les seconds se cherchent. Ce mode d’émergence du problème demande d’être explicité.

III. Penser le mode d’émergence du problème

Une pratique de l’invention et du regard

Le problème philosophique fait donc l’objet d’une rencontre de l’esprit et du monde (fût-il celui des opinions) qui a pour condition un regard activement tramé de doute et de soupçon, de questionnement et de désir de s’embarrasser.

Cette pratique théorique de problématisation vaut aussi bien pour la science, qui a pour démarche une observation attentive et vigilante de l’anomalie posée par le fait, relativement aux données premières de la perception ou aux théories antérieures. Les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes, et c’est bien le sens du problème qui est la marque, comme le montre Bachelard, du véritable esprit scientifique (La formation de l’esprit scientifique).

Une objectivité des problèmes philosophiques

Comment dès lors comprendre que les problèmes, constructions de l’esprit, soient des objets communicables et discutables par d’autres esprits, comme s’ils avaient une histoire propre, indépendamment des penseurs qui les reformulent et les traitent ?

Par son concept de « Monde 3 », monde des productions de l’esprit humain, qui inclut les problèmes et les théories (avant tout scientifiques), Popper permet de penser une objectivité des problèmes. Les productions de la pensée sont à considérer comme des objets qui transcendent leurs créateurs, en ce qu’ils portent des significations dont chacun peut se saisir. Les contenus de pensée véhiculent ainsi avec eux leurs propres conséquences inintentionnelles, à l’image de la suite des nombres naturels qui, une fois inventée, en est venue à créer des problèmes autonomes auxquels nous n’avions jamais songé (La connaissance objective).

Que les problèmes philosophiques ne cessent eux-mêmes, historiquement, d’être repris et discutés, voilà qui semble attester cette forme d’objectivité et d’indépendance à l’égard des réflexions singulières des philosophes : la solution apportée par Descartes au problème de la relation de l’âme et du corps a eu l’occasionnalisme comme effet inintentionnel, et le problème de Molyneux, originellement soumis à Locke, se déploie chez tous les grands noms du XVIIIe siècle.

Des faux problèmes en philosophie ?

Mais une idée, au fondement de cette thèse d’une « objectivité » des problèmes philosophiques, est restée jusque-là présupposée : celle de « vrais » problèmes, légitimes et consistants. Or, que faire de la thèse, couramment soutenue, selon laquelle la philosophie serait faite de faux problèmes, parce que ses interrogations seraient par exemple sans objet ou même insolubles ? Notre ouvrage enquête alors sur la possibilité et la signification de faux problèmes en philosophie, qui engage bien entendu le problème de la vérité comme celui du statut de l’histoire de la philosophie.

Cette histoire est-elle celle des problèmes que l’on pense renouveler sinon dépasser, ou bien celle des solutions que chaque doctrine leur apporte, tandis qu’ils demeurent par-delà les oppositions et les reformulations ?

IV. Le caractère historique des problèmes philosophiques

Penser une histoire de la philosophie comme une histoire des problèmes

La considération des problèmes philosophiques en tant que tels, ne pourrait-elle constituer un paradigme en matière d’histoire de la philosophie ? Il s’agirait alors de distinguer entre une histoire de la philosophie comme histoire des doctrines du point de vue de leurs thèses, et une histoire de ces problèmes eux-mêmes – que l’on pourra appeler problémographie.

Deux raisons peuvent venir justifier ce projet d’une histoire de la philosophie à l’aune de l’idée de problème. D’une part, la philosophie ne porte pas sur des objets déterminés, qui seraient ou non philosophiques, mais sur des problèmes. D’autre part, faire une histoire des doctrines philosophiques, comprise seulement comme histoire des thèses, c’est risquer d’omettre – ou tout au moins de secondariser – le fait que les solutions avancées ne sont compréhensibles qu’à l’aune des problèmes précis que se sont posés les philosophes.

Mais il y a là difficulté, en raison du double aspect que présente une telle histoire : un aspect proprement historique, fait de variations et d’enracinements contextuels, et un aspect transhistorique, peut-être anhistorique, sans lequel on ne pourrait identifier l’histoire d’un problème. Il s’agit donc d’examiner de quelle façon une problémographie peut éviter, d’un côté, une dérive historiciste, marquée par une excessive contextualisation et, d’un autre côté, la dérive éternitariste (celle d’une philosophia perennis), marquée par une décontextualisation excessive.

Quels sont les prérequis d’une telle histoire ?

Le principal prérequis d’une problémographie, outre le fait – lui-même problématique – d’avoir à identifier correctement les problèmes chez tel auteur, est évidemment celui d’une historicité des problèmes, en tant que tels.

À cet égard, un problème, écrit Deleuze, loin de disparaître, insiste et persiste dans les solutions qui le recouvrent (Différence et répétition). On distinguera donc entre permanence, au sens où un problème demeurerait à l’identique, et persistance, comme façon qu’il a de continuer, d’être reconduit tout en se voyant sans cesse affecté et modifié, redéfini et relancé – par le réseau des contextes, des controverses et par l’historicité des concepts eux-mêmes. Ceux de la relation de l’âme et du corps, de la connaissance ou du rapport entre le théologique et le politique, ne se posent jamais identiquement au cours de l’histoire.

Il s’agit donc de rendre compte d’une mutation des problèmes, en une histoire à concevoir moins sur le mode de la continuité que sur celui du renouvellement et de la rupture. En ces termes, la thèse d’une historicité des problèmes philosophiques permet de dépasser la tension entre historicisme et éternitarisme : les problèmes ne cessent en effet de changer de sens et de muter, tout en continuant à se poser à travers leurs réactivations et leurs reformulations.

Penser le double caractère, historique et transhistorique, des problèmes

Mais quelle est alors cette espèce d’identité sans laquelle il serait impossible de comparer les différentes manières par lesquelles les penseurs posent ou reprennent « le » problème du fondement de la morale ou « celui » de la relation de l’âme et du corps ?

Cerner le caractère transhistorique des problèmes, ce à quoi s’attache l’ouvrage, c’est comprendre comment ceux de Platon peuvent encore nous « parler » et nous donner à penser, comme ils l’ont fait pour Aristote ou pour Hegel ; c’est comprendre, autrement dit, ce qui rend possibles une réactualisation des problèmes et un dialogue entre les philosophes.

Or, la persistance des problèmes ne peut s’éclairer que par leur pertinence, c'est-à-dire par ce qui, pour nous, présente un sens et un intérêt. L’incessante relance des problèmes, à travers les mutations qui constituent son historicité, ne serait-elle pas alors au fond, comme le suggère Kant, l’expression de l’intérêt de la raison ?

Auteur de l'article :

Philippe Danino est professeur agrégé de philosophie en classe préparatoire et docteur en philosophie.