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couverture du livre

Le Critère sceptique

La philosophie sceptique est-elle en mesure de proposer un critère (de jugement ou d’action) qui ne compromette pas sa cohérence interne ?

S’il est impossible de vivre sans critère, comment les sceptiques peuvent-ils faire l’économie d’un tel outil ? S’ils l’utilisent, ne renoncent-ils pas alors à ce qui fait leur originalité ?


Les apories du scepticisme

L’étude des différentes traditions sceptiques rencontre très régulièrement les mêmes difficultés, car on suppose aisément que les philosophies du doute systématique ou de la suspension de l’assentiment se heurtent aux mêmes apories.

Les reproches adressés aux sceptiques, toujours semblables depuis l’Antiquité, constituent ainsi paradoxalement des lieux d’études privilégiés puisqu’ils permettent de se placer à l’extrême limite de la cohérence d’une pensée, au lieu où sa viabilité et sa cohérence est mise en jeu et où elle déploie toute son amplitude pour se défendre ou se renforcer.

Ainsi, les apories supposées du scepticisme peuvent inviter à soumettre cette pensée à l’examen, non pas en supposant d’emblée ses faiblesses, mais en considérant qu’elle peut anticiper les difficultés qui surgiront pour y répondre. Vérifier si le scepticisme peut trouver une forme d’expression qui lui convienne sans se compromettre dans un langage assertif et dogmatique, examiner si un scepticisme authentique et conséquent est compatible avec la vie pratique et rechercher quel homme, quel proche, quel juge, quel citoyen serait celui qui suspend son assentiment ou fait profession de douter : toutes ces tâches peuvent constituer des points de départ de l’étude du scepticisme et de ses différentes formes historiques.

La notion de critère sceptique

Tous ces lieux critiques, où la cohérence et viabilité du scepticisme sont mises à l’épreuve, sont traversés par la question du « critère » du scepticisme.

Au cours d’un colloque international organisé à l’université Bordeaux-Montaigne les 26 et 27 octobre 2022, nous avons cherché à étudier l’histoire et les enjeux de cette notion en assumant dès le départ d’affronter le paradoxe de la notion de « critère sceptique » ; les premiers sceptiques avaient, eux-mêmes choisi d’assumer l’emploi de cette notion complexe en la dotant de sens tout particulier, car non-dogmatique.


Lorsqu’on parle de « critère », en effet, on désigne (en grec ancien, en latin, comme dans les langues qui en héritèrent) un outil grâce auquel il est possible d’opérer une saisie et un jugement, et donc de distinguer des représentations et de les hiérarchiser, mais aussi de discriminer des options et de les sélectionner.

Sans critère, il est donc impossible d’opérer un jugement dogmatique, d’établir des classifications, de distinguer la connaissance des illusions, mais aussi d’exprimer une préférence, de faire un choix, de prendre une décision.

Pour les différents courants sceptiques, qu’ils se revendiquent de la radicalité pyrrhonienne ou d’un scepticisme plus modéré, inspiré de la tradition néo-académicienne, l’abord de cette question est difficile à double titre : si l’on est sceptique parce que l’on a partie liée (avec mille nuances possibles) avec la suspension de l’assentiment (épochè), alors il est indispensable non seulement de se passer d’un critère, mais encore de s’en prendre à tous les critères que les philosophies dogmatiques pourraient revendiquer ; cependant, il semble impossible d’exprimer une préférence, de faire des choix, de prendre des décisions, et donc d’agir et de poursuivre la vie courante sans recourir à un critère qui nous permettrait d’éviter de transformer la suspension de l’assentiment et l’isosthénie persuasive en impuissance pratique et en paralysie. L’usage d’un tel critère semble toutefois laisser affleurer le risque d’un retour au dogmatisme.


Comment peut-on, dès lors, assumer la défense d’un « critère sceptique » indispensable pour la conduite de la vie ordinaire sans s’exposer à des compromissions dogmatiques ?

Peut-on réellement établir un critère pratique qui serait totalement indépendant de tout enjeu gnoséologique ou épistémologique et permettrait aux sceptiques d’agir sans contredire leur philosophie par leurs actes et par leurs choix ?

L’identification d’un critère sceptique constitue-t-elle un lieu où la cohérence du scepticisme, mise à l’épreuve, s’effondre et disparait dans des résurgences du dogmatisme ou fournit-elle l’occasion de défendre une philosophie complexe dans laquelle il est possible de vivre et d’agir sans pour autant assumer de donner son assentiment à quelque conviction dogmatique, quelle qu’elle soit ?

Une double approche : scepticisme ancien & moderne

Les différentes interventions qui jalonnent cet ouvrage ont pour but de proposer, en suivant l’ordre diachronique, des analyses de la rémanence de ces questions au fil de l’histoire du scepticisme.

Il n’était bien évidemment pas possible de proposer un volume capable de parcourir toute l’histoire du scepticisme en s’arrêtant à chaque endroit, à chaque moment où surgirait le problème du critère sceptique, de son amplitude, de sa cohérence et de sa viabilité.

Nous avons donc choisi d’assumer une double perspective en parlant d’« approches anciennes et modernes » : il fallait, d’un côté, observer la structuration du problème du critère sceptique et ses enjeux polémiques dans l’Antiquité ; avant d’évaluer, en regard et en réponse, la rémanence de ses questions chez les modernes qui s’inspiraient des sceptiques ou cherchaient à en proposer une nouvelle approche, à la lumière de leurs propres entreprises philosophiques.


La première tâche fut menée à travers des études sur le pyrrhonisme originel (l’article de D. Cunty consacré au critère d’action chez Timon), sur la Nouvelle Académie (l’article de E. Godinot consacré à la notion de critère dans la philosophie de Carnéade) et sur la renaissance du pyrrhonisme (l’article de S. Marchand consacré à la notion de phénomène dans l’œuvre de Sextus Empiricus).

La seconde tâche fut conduite sous les auspices de Montaigne (l’article de S. Giocanti consacré à une réélaboration constante de la notion de critère dans notre rapport au réel), de Bayle (l’article de J. M. Gros sur le traitement de la notion de scepticisme chez Bayle et son bon usage), de Hume (l’article de M. Malherbe sur la reprise de la notion de critère avec ses enjeux propres dans la tradition empiriste), de Schulze (l’article de L. Pétuaud-Létang consacré aux critères sceptiques opposés aux critères dogmatiques imputés à Kant, et sur les difficultés qu’ils charrient) et, finalement, de Hegel (l’article de D. Heidemann qui examine comment le « scepticisme en train de s’accomplir » peut proposer un traitement de la question du critère sceptique).

Conclusion

A travers cette étude plurivoque, prolongeant les débats des journées qui l’inaugurèrent, il ne s’agissait donc pas d’épuiser un problème séculaire aux dimensions encyclopédiques, mais plutôt de faire entendre quelques phénomènes d’échos, entre les époques et entre les articles, permettant de mesurer l’importance historique et philosophique de cette question.

Auteur de l'article :

Enzo Godinot est professeur agrégé de philosophie et docteur en philosophie, rattaché à l'université de Bordeaux-Montaigne.