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Le vivant - La singularité et l'universel
Gilbert LechermeierLa singularité et l’universalité du vivant procèdent d’un double constat : tout vivant est taillé dans la même étoffe que les autres systèmes matériels et les systèmes vivants sont des entités différentes des autres systèmes avec lesquels ils partagent cette communauté matérielle.
Comment rendre compte de cette singularité ? C’est ce que ce livre expose à travers une enquête croisant approches philosophiques et scientifiques pour finalement proposer ce que pourrait être une théorie de la singularité du vivant.
Problématique et démarche
L’interrogation « qu’est-ce que la vie ? », est ici abordée frontalement en questionnant les rapports entre une classe d’organisations matérielles, « le vivant », et l’ensemble de propriétés dont la présence simultanée et conjointe constitue le signe tangible d’une singularité. Ces propriétés sont subsumées sous le terme de « vie ». Ce sont donc ces liens entre organisations, systèmes matériels et propriétés vitales qui sont au cœur de cet ouvrage.
En découle une tension qui s’expose tout au long des propos développés par l’auteur : la spécificité du vivant s’inscrit à la fois dans une continuité et une différence. La continuité procède, de la communauté matérielle entre matière constitutive du vivant et matière commune universelle. Et au regard de ce contexte de principe, s’énonce un deuxième constat : le vivant en tant que système matériel diffère par ses phénoménalités (La vie) des autres systèmes matériels avec lesquels il partage cette communauté matérielle. Cette différence introduit et fonde alors des épistémologies spécifiques.
L’interrogation portée par cet ouvrage emprunte un fil conducteur : comment comprendre dans un cadre scientifique, un cadre rationnel, la vie, son émergence, les manifestations multiples de ce qui constitue « le vivant tel que nous le connaissons » ? Faut-il opposer un projet scientifique inscrit dans le mouvement constant d’approfondissement visant à se saisir par la raison des phénoménalités diverses et multiples du monde vivant, et un projet plus philosophique questionnant l’être même des choses ? Cette opposition semble être plus apparente que consubstantielle à deux familles d’approches, l’une philosophique l’autre scientifique, tant certains des enjeux contemporains mettent en jeu la compréhension même de ce qu’est un objet animé, un être doté de vie. Exobiologie, origines de la vie, entités virales et autres entités infra vivantes, renvoient sans cesse aux interrogations sur ce qu’est « être vivant ».
La démarche d’ensemble qui structure l’ouvrage présenté emprunte les chemins de l’enquête. Celle-ci se déploie selon trois directions :
La première s’attelle à la matière constituée par les multiples définitions de la vie, du vivant répertoriée dans la littérature scientifique. Elle a permis d’en mettre en perspective les diverses approches, leurs impasses dans la quête du propre du vivant.
La deuxième direction de l’enquête prolonge cette investigation par un retour sur l’histoire de la pensée du vivant. Ce deuxième volet de l’enquête a cerné des thématiques qui ont couru tout au long de l’histoire de la pensée philosophique et scientifique. Celles-ci continuent à faire écho dans les démarches contemporaines de caractérisation de la vie.
Enfin, la troisième orientation est centrée sur la modélisation des systèmes vivants. L’accent mis sur un ensemble diversifié de modèles globaux du vivant, leur analyse détaillée révèle les enjeux épistémiques en œuvre dans la compréhension du vivant.
Les définitions comme heuristique de la vie : définir la vie quel intérêt, quels enjeux ?
Les définitions de la vie, du vivant, telles qu’elles ressortent de l’analyse de la littérature scientifique constituent une matière riche d’informations sur les approches différenciées mobilisées par diverses disciplines scientifiques. Elles opèrent en somme comme un état actualisé de nos connaissances sur la vie.
Elles présentent sous une forme synthétique à travers le filtre d’approches disciplinaires différenciées, les propriétés, les caractéristiques, les principes, les mécanismes propres à l’objet vivant. Ce faisant ils empruntent leurs concepts aux diverses disciplines scientifiques concernées par ce sujet.
L‘analyse de ces définitions sert donc ici de « pierre de touche », ce support employé par les orfèvres de la renaissance pour apprécier la teneur en or des alliages employés dans la frappe des monnaies. Elle rend possible l’évaluation des apports et des limites liées aux approches diversifiées présentées par la littérature scientifique. Et même si le schéma général qui sous-tend ces définitions : est vivant une organisation matérielle qui est telle qu’elle est apte à exprimer les phénomènes vitaux, ses déclinaisons dans des contextes d’énonciations variés, liés à la diversité des corpus scientifiques mobilisés, mènent à de multiples contradictions et interrogations.
Le propre du vivant : les thématiques récurrentes
Le deuxième temps de l’investigation met en perspective historique un ensemble de textes fondamentaux de la pensée scientifique et philosophique consacrée au vivant, à la vie. Cette mise en perspective révèle un ensemble de thématiques qui font encore écho dans les essais renouvelés et partiels de définition et de caractérisation de la vie évoqués précédemment. Ces thèmes continuent à organiser notre rapport au phénomène vital et structurent différentes familles d’approches et de compréhension du vivant.
Une première de ces familles thématiques part de la vie comme d’un « donné ». C’est la vie comme un fait d’expérience première. Il organise notre rapport au monde dans une opposition structurante : vivant/non vivant, vie/mort. Ce fait d’expérience empirique fonde le travail permettant d’identifier et de construire l’unité du monde vivant, d’en questionner l’organisation au détour de classifications pour espérer y retrouver une nature structurée révélant les parentés cachées de vivants unis par un réseau de correspondances temporelles et spatiales.
Ces interrogations renvoient au questionnement des arrangements particuliers de la matière par lesquels la vie s’exprime. Cette deuxième famille d’approches s’organise alors autour des thèmes de l’organisation. Elle fait fond sur la spécificité d’un vivant lié à son mode d’organisation matérielle. Comme si être vivant relevait d’un état de la matière propre à recueillir et exprimer la vie. Elle a nourri un débat entre la vie comme cause, c’est-à-dire la vie comme principe préexistant à l’organisation même de la matière et à l’inverse entre la vie comme effet, comme une résultante de cette même organisation.
Dans cette perspective, il y aurait donc une forme d’organisation apte à exprimer les propriétés vitales c’est-à-dire la vie. L’organisme donc, seul apte à en assurer les conditions matérielles d’expression et qui donc, sous certaine forme permettrait d’orienter le jeu des forces physiques et chimiques.
La troisième famille d’approches s’ordonne autour de la durée, du temps, comme « plus grand ouvrier de la Nature » selon les propos de Buffon. Dans cet ordre d’idées le vivant s’inscrit dans deux plans temporels : celui de sa propre actualisation au monde, celui des parentés cachées et dont les traces se retrouvent dans son organisation matérielle actuelle.
Ces thématiques de compréhension sont sous-tendues par une démarche méthodologique générale : saisir et comprendre le vivant, c’est l’observer, le décomposer, l’analyser. C’est en expliquer les traits (pourquoi, comment), les fonctions, la place et le rôle de ses parties, des plus ténues aux organes complexes. C’est alors la voie du « mécanisme » qui est empruntée avec comme corollaire un débat récurrent entre démarches réductionnistes et holistiques.
Le vivant modélisé : le vivant lieu de synthèses de ressources théoriques contrastées
Le troisième et dernier moment de l’enquête, approfondit le recours aux modèles aux fins de caractérisation du propre du « vivant ». Ils reprennent à l’aide de formalismes adaptés les interrogations précédentes : le vivant comme organisme et le vivant comme machine, stabilité et variations, hasard et contraintes déterminantes, milieu intérieur et environnement, vie propriété immanente d’une organisation spécifique de la matière etc.
L’auteur montre que la modélisation des systèmes vivants constitue une avancée notable dans la compréhension de la vie. Chaque modèle analysé condense un mixte formé de connaissances observationnelles, d’hypothèses et de théorisations partielles au sein d’un système formel de représentation. Ils contribuent, avec leurs modalités propres, à la convergence d’approches scientifiques diversifiées autour de représentations abstraites. Ces modèles globaux et synthétiques se substituent alors aux définitions littérales pour livrer dans un formalisme adapté et au niveau d’abstraction recherché, ce qui constitue le propre du vivant.
Le vivant finalement ?
La conclusion – provisoire- de ce livre propose une synthèse de ce « propre » du vivant, de cette qualité distinctive de la chose vivante qui la différencie des autres objets matériels et dans le même mouvement rend compte de la communauté d’ensemble des espèces vivantes. Les traits essentiels propres au « vivant » sont brièvement résumés ci-après.
Une architecture au service d’une unité intrinsèque
C‘est d’abord celui de son architecture. Elle repose sur l’internalisation au sein d’une organisation matérielle d’un système de contraintes qui en retour garantit sa permanence structurelle fondamentale. C’est cette internalisation de contraintes qui fait d’un assemblage matériel un organisme, lieu de mise en œuvre des relations entre les éléments matériels qui les constituent comme un tout. Ce propre du vivant résulte du jeu complexe d’interactions sous forme d’associations et de coopérations au sein même du système, mais résulte également des interactions avec l’environnement du système vivant qui perdure dans un jeu d’échanges d’énergie et de matières.
Une capacité à évoluer en permanence
La permanence de la structure fondamentale constitue la condition de possibilité d’évolution du système matériel en tant qu’entité dans un cycle de croissance et de multiplication. Et c’est également la condition de possibilité de l’évolution collective de toute une population en interaction permanente. Celle-ci se différencie alors progressivement sous l’effet des variations aléatoires inscrites dans les mécanismes de duplications, réplications, reproductions par lesquels l’ensemble d’unités élémentaires dotées de propriétés intrinsèques s’ouvre à des perspectives de sélections différenciées.
Un système matériel intégrateur
L’incarnation de cette architecture dans une matière réelle garantit et permet au système vivant d’acquérir un potentiel d’évolution permanente (L’évolution souple et sans limite selon les mots du philosophe Mark Bedau). C’est en effet le jeu d’une matière réelle insérée dans un processus de transformation dynamique qui stabilise et assure la permanence organisationnelle. Et c’est ce même jeu de déséquilibre permanent autour des dynamiques de reproduction qui assure le maintien de l’architecture des relations fondamentales du système et garantit sa capacité à évoluer.
L’organisme comme système intégrateur rend donc possible la constitution d’une unité matérielle intrinsèque. Celle-ci se constitue alors autour d’un jeu d’ouverture et de fermeture par rapport à l’environnement qui dote le système de temporalités propres, différentes de celles de son environnement. Celles-ci lui permettent d’être à la fois sujet de son histoire (comme entité pouvant agir et réagir au gré des rencontres et des sollicitations de l’environnement) et objet d’histoire via l’étude de ses évolutions temporelles.
Le vivant universel ?
Se font jour de nouvelles interrogations. Elles ont trait au degré de dépendance de la phénoménalité vitale au type de matière susceptible d’en assurer l’expression. Est ici en question, l’universalité même du phénomène vivant.
La vie relève-t-elle de phénomènes locaux circonscrits à des environnements propices à la présence d’une chimie similaire à celle qui a présidé à l’émergence de la vie sur Terre ? Quel type de matière se prêterait à une forme d’incarnation des principes en quoi se résument les systèmes vivants qui nous sommes familiers ?
Autonomie et individuation
Les différences de temporalités internes/externes sont au fondement de propriétés singulières caractérisées par l’autonomie (partielle) et l’individuation (relative) du système vivant. Autonomie dans le sens où il met en œuvre des stratégies d’adaptation à court et moyen terme permettant d’utiliser les ressources de l’environnement pour en exploiter les potentialités. Sous ce rapport, l’individuation semble en être le corollaire. Cependant pour la caractériser et la comprendre il convient de prendre en compte « ce » qui fait système. L’autonomie s’inscrit comme conséquence de la différenciation du système vivant par rapport à son environnement. Penser l’individuation du vivant implique d’en penser également la délimitation topologique.
Dans cette perspective, le cadre du dogme cellulaire qui s’impose à l’appréhension du vivant peut ne plus aller de soi. Les regroupements nécessaires, imposés par les dynamiques d’évolution propres à chaque système vivant peuvent en brouiller les approches : plantes à rhizomes, colonies formant des super organismes, films bactériens….
Emergence ?
Inscrire le vivant dans la durée renvoie à une question fondamentale qui porte sur l’émergence même de la structure matérielle dotée de capacités à évoluer le long d’une trajectoire temporelle de longue durée. Cette émergence concerne d’abord la genèse des systèmes matériels, puis leur évolution en tant que population en interactions, pour évoluer vers le vivant « tel que nous le connaissons ». Et alors il s’agira de pouvoir penser dans un cadre scientifique cohérent, sinon unifié, une évolution matérielle faite de continuité et de discontinuités.
Et sous ce rapport il implique la mise en cohérence d’approches reposant sur une définition minimaliste de la vie ou d’une structure matérielle élémentaire vivante et celles se proposant d’en saisir leur formation au cours du temps. La première, en mettant l’accent sur la genèse d’une structure permanente, stable, introduit une discontinuité dans un continuum matériel et théorique. La deuxième, en ne voyant qu’une pure continuité matérielle, une évolution partant de composés organiques simples pour aller vers la formation progressive, sans solution de continuité, de systèmes de plus en plus complexes, évacue toute singularité.
Pouvoir unifier ces deux approches, c’est finalement penser la vie comme un nouvel état de la matière.
Auteur de l'article :
Gilbert Lechermeier est docteur en philosophie de l'Université Paris 1, docteur d'Etat ès Sciences et ingénieur à l'INSA