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couverture du livre

Manières d'être vivant

Dix millions d'espèces animales, dix millions de manières d'être vivant...

D'où le titre de cet ouvrage, qui s'intéresse à l'une d'entre elles, qui a décidé de faire sécession, et tenir les autres pour quantité négligeable : l'être humain.

Comment ressaisir notre juste place, reconstituer le lien avec les autres espèces qui composent le vivant ?

Probablement en partant sur la trace de ces animaux insaisissables que l'on ne fait qu'entrapercevoir, au détour d'un sentier...


Voir aussi : Ecologie


Une crise de la sensibilité

L’auteur émet un diagnostic : à l’origine de la crise écologique, on trouve d’abord et avant tout une crise de nos relations au vivant 1. Celle-ci provient elle-même, originairement, d’une crise de notre sensibilité 2, qui nous amène à considérer essentiellement les vivants comme un décor, les dépossédant ainsi de leur consistance ontologique 3.

Ainsi on assiste à la chute du vivant hors de l’attention collective et politique, en dehors du champ de l’important 4.

Or c’est là l’événement inaugural de la crise de la sensibilité, que l’auteur définit comme un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre et tisser comme relations à l’égard du vivant 5.


Ainsi par exemple, patientons quelques instants en été, à la lisière d’une forêt, et tendons l’oreille : nous entendons quelques chants d’oiseaux et d’insectes, que nous ressentons comme un silence reposant 6.

Or s’il nous apparaît, comme tel, c’est parce qu’il ne veut plus rien dire pour nous. En réalité, ce que nous entendons là, ce sont des myriades de messages géopolitiques, de négociations territoriales, de sérénades, d’intimidations, de jeux, de plaisirs collectifs, de défis lancés, de tractations sans paroles. La moindre prairie fleurie est un caravansérail cosmopolite, multilingue, multi-espèces et bourdonnant d’activité 7.

Nous n’avons donc pas là affaire à un silence qui ressource, une solitude cosmique, un espace apaisé 8. Si nous le vivons comme tel, c’est parce que les autres vivants ont déserté le champ de notre sensibilité.


« Nature » est le nom que nous avons donné à ce décor de carton-pâte, lieu vide de toute présence réelle, et muet 9.

Si nous voulons que quelque chose comme une conscience écologique éclose, soit possible en tant que telle, il s’agit de dénaturaliser la nature, c’est-à-dire retraduire les vivants en êtres et non plus en choses 10.

Il s’agit de sortir de ce paradigme d’un sujet humain seul dans un monde absurde, entouré de pure matière à portée de main, invention fantasmatique de la modernité 11 consacrée par l’existentialisme.

Il nous faut retrouver les significations partout dans le vivant 12, et pour cela, il faut quitter la ville, et partir sur les traces des animaux.

Ce faisant, on accepte de vivre en minorité 13, c’est-à-dire de redevenir une simple espèce parmi d’autres.

Sur la piste des loups

L’auteur relate ainsi ses excursions dans le sud du Vercors, sur la trace des loups. Le loup présente un intérêt particulier, parce que nous cherchons, rappelons-le, à retrouver un lien avec les autres espèces qui composent le vivant, et le hurlement du loup compose l’une des formes les plus spectaculaires de communication.

L’auteur relate l’une de ces rencontres, et l’échange qui s’ensuit, puisqu’il imite, en réponse, le hurlement qu’il vient d’entendre :

C’est là qu’il perce la nuit. Un hurlement de loup parfait, juste à côté de nous. Nous nous immobilisons comme frappés par la foudre […] Alors je réponds. Je hurle comme j’ai appris à le faire, pour correspondre à l’attitude, à la trame, à l’enroulé particulier de leur langue. […] Un silence à nouveau, presque amoureux, l’attente d’une réponse à une attention. Et il chante. Un cri magnifique, très monotone, presque trop parfait. Alors je réponds, il faut bien rester courtois, mais comment sortir de cette mascarade ? 14

Le loup perplexe, finit par se taire. Il finit par comprendre qu’il n’a pas affaire à l’un de ses congénères, mais plutôt à un « barbare », c’est-à-dire à celui qui, pour un Grec, parle par borborygmes inintelligibles, celui qui fait « barbabar » et ne sait pas parler la vraie langue.

Et l’auteur de conclure amusé : Ce loup qui me répond me prend littéralement pour un barbare, c’est-dire un de ces êtres dont il ignore encore si oui ou non ils sont capables […] de parler sa langue. […] L’expérience puissance c’est celle d’être un barbare aux oreilles d’un animal sauvage. Je suis le barbare d’un fauve 15.


Un nouvel objet entre dans le champ de la philosophie : le hurlement du loup.

Nous sommes bien loin de la Sorbonne, bien loin des doctes réflexions sur la notion de réalité formelle de l’idée chez Descartes. Là, au cœur même du Vercors dans le silence de la nuit, ce hurlement fait irruption, dans notre conscience mais aussi dans la réflexion philosophique, en tant que nouvel objet de pensée.

Un nouvel objet philosophique

Le hurlement du loup intéresse en effet le philosophe à plus d’un titre, car il porte en lui de nombreuses problématiques, que l’auteur examine les unes après les autres.

Tout d’abord, il nous éveille au mystère de l’évolution : comment se fait-il que cette espèce ait inventé cette façon originale de communiquer ?

Est-ce que cela correspond à une fonction ? Mais tout organe correspond-il à une fonction ? Auquel cas, pourquoi les dinosaures avaient des plumes, des millions d’années avant de savoir voler ? C’est l’occasion ici d’examiner de manière critique l’adaptationnisme, l’idée suivant laquelle tout organe existe précisément pour une fonction mise en place par la sélection naturelle, et qui est celle que l'organe remplit de manière évidente aujourd'hui. Mais le vivant n’est pas intelligible comme le serait l’invention technique d’un ingénieur, dans laquelle chaque mécanisme est là parce qu’il a une fonction unique, exacte et anhistorique 16.


Ensuite, le hurlement présente une particularité remarquable : il s’agit d’un langage sans prédication. La prédication, c’est dire quelque chose de quelque chose en attribuant un prédicat à un sujet. « Le ciel est bleu », « le chat est noir », etc.

Mais ce parler d’avant la prédication 17 se situe au-delà du vrai et du faux. Il a une dimension performative : il refait la meute, à distance, par-delà les dizaines de kilomètres qui séparent chacun de ses membres.

Et comme le loup qui hurle ne sait pas qui va l’entendre (ami ? ennemi ?), son hurlement est riche de multiples sens qui s’adressent à chacun de ses destinataires.

Ce que l’auteur évoque dans ce passage particulièrement bouleversant :

Il faudrait les ressources de la poésie pour démêler la tapisserie de ce que le loup dit en puissance, simultanément, dans le même hurlement […] : ces invites que le chant contient et qui constituent l’équivalent animal de la signification pour nous.

Je suis là, venez, ne venez pas, trouvez-moi, fuyez, répondez-moi, je suis votre frère, l’amante, un étranger, je suis la mort, j’ai peur, je suis perdu où êtes-vous ? Dans quelle direction dois-je courir, vers quelle crête, sur quel sommet ? C’est la nuit. Percez le brouillard d’une étoile sonore, que je la suive ! Et lequel d’entre vous est à portée de voix ? Ami ? (Sotto voce) Ennemi ? Faisons meute ! Nous sommes meute. Allez ! Qui m’aime me suive ! Etes-vous là ? Je suis l’incomplet, le vôtre, l’inconsolé. (Allegro) Il y a fête à faire, nous sommes sur le départ, la cérémonie est avancée, et je suis fragment. Il y a quelqu’un ? J’ai hâte. Joie ! Ô joie ! 18

Conclusion

Ce livre nous invite à quitter les sentiers battus de la philosophie, pour nous enfoncer dans les bois. Ce ne sont pas non plus des chemins qui ne mènent nulle part, à la façon de Heidegger, mais ils nous mènent à ressaisir ce précieux rapport au vivant que nous avons perdu et oublié.

Un livre très agréable à lire, qui présente une tout autre manière de philosopher, sur la piste du loup nous nous retrouvons nous-même…


1 Manières d'être vivant, Actes Sud, Paris, 2020, P.16
2 Ibid.
3 P.17
4 Ibid.
5 Ibid.
6 P.19
7 Ibid.
8 Ibid.
9 Ibid.
10 P.20
11 P.34
12 P.35
13 P.19
14 P.41
15 P.51
16 P.56
17 P.68
18 P.71