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couverture du livre

La Poéthique

Dans cet ouvrage, Marie-Hélène Gauthier s'intéresse à trois auteurs qui ont fait voeu d'une éthique vivante, adoptant ainsi en cela l'esprit de la philosophie antique : Paul Gadenne, Henri Thomas et Georges Perros.

On découvre par là l'unité profonde qui unit ces trois écrivains, dans leur œuvre et leur vie même.


L’ancrage philosophique

Cet ouvrage s’inscrit dans une optique de travail originellement philosophique, relative à l’importance des schèmes de la sensibilité et de l’affectivité dans l’élaboration des concepts ou déterminations théoriques de la métaphysique ou de l’éthique antiques.

C’est ainsi que se sont succédés des ouvrages consacrés au statut de l’âme dans la métaphysique, de la juste mesure ou de la philia dans les œuvres d’Aristote, parce qu’il semblait que, répétitivement, quelque chose de l’ordre de l’infra-théorique guidait l’impossibilité de tout absorber dans le théorique ou le conceptualisable.

C’était le cas, notamment, de la règle de l’agir vertueusement, la norme de l’éthicité, dont un examen suivi des Ethiques du Stagirite semblait rendre l’évaluation, la codification, de plus en plus énigmatique, au fur et à mesure de son traitement relégué vers d’autres instances analytiques.

Et c’est dans l’amitié, la philia, telle qu’il la comprend, et le dialogue des amis communément animés du désir de vivre selon la vertu et sous la forme la plus élevée et exigeante d’amitié, qu’un réajustement réciproque des intentions et des actions semblait offrir la résolution d’un problème jusque-là demeuré entier, et que l’on pensait alors pouvoir trouver (et avec cela la justification de l’importance textuelle accordée aux livres sur la philia dans l’économie générale de l’Ethique à Nicomaque en particulier) la forme d’un déport vers autre chose que ce que la raison peut être amenée à définir, ainsi que les éléments autorisés à promouvoir une conduite intrinsèquement bonne, destinée à régir le bien vivre et le bonheur susceptible d’en résulter.


Et c’est très précisément l’attention prêtée à ce glissement, cette ouverture vers un excédent de la discursivité philosophique, dont les conditions contemporaines sont affectées d’un délaissement, général et contraint, des assises traditionnelles de la vérité ou de la valeur (un principe cosmogonique originel, une rationalité divine, etc.), qui a soutenu l’intérêt pour des écrivains de notre époque, nourris de lectures philosophiques, et qui ont repris, sous des modalités différentes, l’idéal antique d’une vie placée sous les exigences de fidélité à soi, au plus haut de soi-même, à ce qu’il peut y avoir de principiel en chacun, d’où pouvait sourdre un accord intime des actes et des paroles, des motivations et des actions qui en découleraient. L’idéal d’une droiture d’être, exprimée dans une rectitude d’existence et de comportement.

Simplement, cette visée partagée, cette ambition non dénoncée, ne pouvant plus s’accommoder des armes philosophiques, il fallait trouver pour elle d’autres modes d’expression et de façonnement conformes au souci d’un soi dépouillé des sources de falsifications, reconduit à son intimité authentique, et porteur ou repli d’une harmonie retrouvée avec un monde réaccordé, une humanité réunie, préservée de la dispersion et de la discordance.

La teneur spécifique de trois écrivains en marge

Les trois écrivains retenus, au service de cette hypothèse de lecture, étaient également lecteurs assidus des philosophes, et pas nécessairement des philosophes de l’Antiquité.

Paul Gadenne, agrégé de Lettres classiques, a laissé des commentaires manuscrits des dialogues de Platon, des notes sur Socrate, et connaissait aussi bien Plotin, Saint-Augustin que Kierkegaard, et d’autres encore.

Henri Thomas, titulaire du premier prix au Concours général de philosophie, élève du philosophe Alain au Lycée Henri IV où il suivait les cours des classes de préparation au concours d’entrée à l’Ecole Normale Supérieure, n’a jamais cessé de fréquenter les textes philosophiques, de l’antiquité (Platon, stoïcisme, épicurisme, etc.) à la phénoménologie contemporaine de Husserl, Heidegger et Sartre, Chestov...

Georges Perros, ancien sociétaire de la Comédie Française, lecteur autodidacte, si l’on peut oser ce terme, en matière de philosophie, a fréquenté ces mêmes penseurs avec une intensité interrogative et une acuité d’interprétation et de compréhension qui laissent rêveur.


Mais tous trois n’ont pas fait seulement preuve de curiosité intellectuelle en maintenant active cette circulation incessante dans les pensées des plus grands systèmes philosophiques. Ils y puisaient aussi de quoi nourrir et animer, orienter leurs aspirations à une vie dont ils éprouvaient que les chemins usuels empruntés par la plus grande communauté, ne pouvaient les satisfaire. Mus par une inquiétude existentielle profondément ancrée, ils y cherchaient des échos à leurs questions, leurs étonnements, leur sentiment d’étrangéité et de non-conformité au mode du tout-prêt.

Pris dans les marges contraintes de leur vie détournée, comprise par Henri Thomas comme une fuite, une désertion, désertion d’avec les vrais déserteurs, ceux qui se désertent eux-mêmes, comme il l’écrit dans le roman éponyme, comme une quête fiévreuse pour un Paul Gadenne retiré dans un sanatorium, et qu’il transcrit comme la condition d’une ascèse quasi mystique, ou d’un exil dans le finis-terrae de la Bretagne pour fuir tous ceux qui parlent du nez, croyant parler de l’âme, pour un Georges Perros ayant quitté Paris sur la moto qui lui a permis de sillonner les terres jusqu’à la découverte de celle qui devait offrir le refuge définitif, ils ont équivalemment commué le refus de tout ce qu’une sensibilité rétractile leur signalait comme étranger à eux-mêmes, en vacuité soucieuse d’une identité d’être et de vie à tisser dans les coulisses empruntées.

Le détour de la littérature

Une conversion d’existence qui ne pouvait se satisfaire d’un simple refus, mais devait encore se tramer dans l’écriture susceptible de la déplier, de la manifester et de lui donner ses chances de parution dans une ossature ayant poids d’existence et de réalité.

La création littéraire offrirait la caisse de résonance du grand détour par la vie, par lequel, l’auteur, gagnant enfin l’Idée susceptible de se tirer d’entre les morts (et il faut comprendre d’entre les morts-vivants), se gagne à lui-même dans une présence d’être qui est aussi une présence au monde, une authenticité d’aveu de soi, de fidélité à soi, qui signe l’accord avec tout ce qui est : une « Poéthique » (chez G.Perros), en somme, où les exigences antiques du mode d’être vertueux se voient désormais réenchantées par les voix de la littérature, qu’elle soit de l’ordre d’un romanesque traditionnel chez Gadenne, d’une narration au croisement de la fiction de soi et de flottement d’attention aux plis menus du réel, chez Thomas, ou de la note et du fragment chez Perros, qui confessait son impuissance au roman. Une conversion possible des grands récits de l’imagination à la notation de la stase, stupeur d’être et d’en être.

C’est ainsi, par ce truchement d’une sensibilité poétique inventive quant à son déploiement moiré et sa puissance de configuration qu’une forme essentielle de la littérature pourrait reprendre les ambitions les plus profondes de la philosophie, dans un nouage peut-être indémêlable, désormais.

Auteure de l'article :

Marie-Hélène Gauthier, Maître de conférences-HDR, philosophie esthétique comparée, Université de Picardie Jules Verne. En savoir plus