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Couverture du livre Miettes philosophiques de Kierkegaard

Résumé des Miettes philosophiques (page 3)

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Mais surtout, le modèle chrétien repose sur une tout autre conception du temps, basée sur la notion d’instant.

On sait que ce concept occupe une place importante dans la pensée de Kierkegaard. Rappelons que dans ses dernières années, il regroupe les pamphlets qu’il écrit contre l’Eglise sous ce titre : L’Instant.

Nous l’avons vu : il n’y a pas d’instant dans la pensée socratique, celui-ci se dissolvant dans l’éternité. Le moment où je découvre la vérité a peu d’importance, puisqu’elle préexistait en moi de toute éternité.


Dans le modèle chrétien en revanche, l’instant où le disciple apprend la vérité, c’est-à-dire le moment où il se convertit, acquiert une importance essentielle. Pourquoi ?

Certes, parce que c’est un moment qui a une portée décisive […] Voilà faite la rupture, et l’homme ne peut plus revenir sur ses pas. Ainsi dans l’Instant, l’homme prend conscience de la seconde naissance1.

Mais il y a une raison bien plus fondamentale. Pour Kierkegaard, il se joue à ce moment quelque chose de singulier : L’éternel n’existait pas auparavant, ayant pris l’être en cet instant. C’est là un paradoxe : l’éternel semble exister… de toute éternité. Or lors de la conversion, il se passe ce phénomène extraordinaire : l’éternité devient présente.


On le voit : dans le modèle chrétien, l’instant apparaît comme ce point de rencontre entre le présent et l’éternel, comme le moment où l’éternel devient présent, vient à l’être. C’est précisément ce qui intéresse Kierkegaard dans cette notion :

Et maintenant, parlons de l’instant. Celui dont il s’agit est d’une particulière nature. Certes il est bref et temporel, comme l’est toujours l’instant, passant comme lui et déjà chose passée dans l’instant d’après ; et cependant il est décisif et plein d’éternité.

Il lui donne d’ailleurs un nom particulier : appelons-le plénitude du temps.

Notre conception homogène du temps, rationaliste pourrait-on dire, a spontanément tendance à nier le caractère essentiel de l’instant : ce que l’on peut faire à un moment donné, on peut le faire au moment suivant, se dit-on. Les instants qui composent le temps sont égaux, et leur enchaînement uniforme.


Pourtant Kierkegaard défend l’idée d’un instant privilégié, essentiel. Il l’illustre par plusieurs exemples, dont celui-ci : un chevalier arrive devant deux armées face à face et les deux camps veulent l’enrôler à prix d’or. Il choisit l’un des deux camps, perd, est fait prisonnier, et propose ses services à ce moment-là au vainqueur, au même tarif. Celui-ci naturellement refuse : ce qui avait une valeur un instant auparavant n’en a plus à présent.

Ici, on voit que l’instant a une importance essentielle, et cela nous permet, par analogie, de comprendre pourquoi c’est le cas dans la conception chrétienne.

Ainsi on a deux modèles, l’un grec, l’autre chrétien, ou encore deux civilisations, dont Kierkegaard résume ainsi l’opposition :

Tandis que tout le pathétique de la pensée grecque se concentre sur le souvenir, celui de notre hypothèse se concentre dans l’instant.


Maintenant, qu’est-ce qui peut pousser le Dieu à apparaître et à révéler sa vérité, en tant que maître, au disciple ?

En une formule rappelant Aristote, Kierkegaard soutient que le seul moteur possible est l’amour, celui du maître pour le disciple, de Dieu pour l’homme.

Néanmoins, un problème apparaît : il n’y a pas d’amour sans une certaine espèce d’égalité. En effet, seul l’amour fait du différent l’égal, et hors de l’égalité ou de l’unité, point de compréhension ; or sans plénitude de compréhension le maître n’est pas le dieu.

Or il n’y a naturellement pas d’égalité entre homme et Dieu. On a vu en effet que le disciple est dans la non vérité [le péché], il y est même par sa propre faute – tout en étant pourtant l’objet de l’amour de Dieu qui veut devenir son maître, et dont le souci est de rétablir l’égalité.

Il semble donc que la relation entre l’homme et son Créateur ne puisse être qu’un amour malheureux, du fait de cette inégalité constitutive : Faute d’y réussir, l’amour sera malheureux, et l’enseignement vide de sens, parce que maître et disciple n’auront pu se comprendre.


Kierkegaard illustre cette idée surprenante par un exemple concret : supposons qu’un roi aime une fille du peuple, et se marie avec elle. Il sera soucieux de la mener à devenir son égale, afin qu’elle se sente et devienne reine ; il ne peut la traiter en fille du peuple, sinon ce ne serait pas de l’amour mais une forme de mépris. Le roi ne tiendrait donc qu’à oublier cette inégalité originelle c’est-à-dire sa qualité de roi et la fille de rien qu’elle avait été.

Le problème se pose donc : entre Dieu et le croyant, le maître et le disciple, comment trouver une solution, un point d’unité où la compréhension de l’amour domine en vérité ?


Dieu peut choisir de relever le disciple, en lui apparaissant dans toute sa gloire. Mais ce n’est pas la bonne manière de procéder, puisque le roi cherche non sa propre glorification mais celle de la fille.

Il faut donc au contraire que le Dieu s’abaisse jusqu’au niveau du disciple : ce pourquoi il lui apparaît sous la forme la plus humble, celle d’un serviteur né dans une étable, en la personne du Christ. Ce n’est pas un simple vêtement d’emprunt : c’est là sa forme véritable ; car c’est là l’insondable de l’amour, cette volonté sans rire mais grave d’être l’égal de l’aimée.

1 Les références des citations sont disponibles dans l'ouvrage Kierkegaard : lecture suivie