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couverture du livre

Ce ne sont que des animaux. Le spécisme en question

Cherchant à comprendre pourquoi il est considéré comme normal que soit infligé à un animal tel ou tel traitement qu’il serait scandaleux de voir infliger à un être humain, on doit le plus souvent se contenter de la formule passe-partout : « Ce n’est qu’un animal ! »

Reste à savoir ce qui se cache exactement sous cette formule, qui résume ce qu’il est aujourd’hui admis d’appeler plus savamment le « spécisme ». Tel est l’objectif de cet ouvrage.


Le spécisme : du mot à la chose

C’est à Oxford, en 1970, que le mot apparaît, sous la forme speciesism, dans une brochure où le psychologue Richard Ryder s’en prend à la pratique de l’expérimentation animale, au nom de l’argument suivant : s’il y a continuité biologique entre nous et les autres animaux, qu’est-ce qui justifie cette différence de considération morale ? Ce « spécisme » n’est pas plus justifié que le sexisme ou le racisme.

Parmi les membres de ce groupe de chercheurs figure le jeune Peter Singer, étudiant en philosophie, lequel va s’inspirer de la réflexion de Ryder pour rédiger Animal Liberation, ouvrage qui paraîtra en 1975 et deviendra vite une sorte de bible en matière d’éthique animale.

Ce n’est qu’en 1993 que l’ouvrage sera traduit en français, mais la théorie de Singer commencera à circuler chez nous dès la fin des années 1980, d’abord au sein d’un petit groupe de Lyonnais appartenant à la mouvance anarchiste, qui créeront en 1991 les Cahiers antispécistes. Les notions de spécisme et d’antispécisme se diffuseront alors lentement, jusqu’à faire leur entrée dans le dictionnaire (en 2017 pour ce qui est du Robert et en 2020 pour ce qui est du Larousse).


Voilà pour le mot – mais qu’en est-il de la chose ?

Le spécisme existe, nous le rencontrons même à chaque instant de notre vie quotidienne. C’est ainsi qu’en conclusion du « Que sais-je ? » sur l’antispécisme, Valéry Giroux peut écrire :

Notre société est spéciste.

Tout le temps et partout autour de nous, les animaux servent de moyens pour nos fins, de trophées, de nourriture, de sujets d’expérimentation, de ressources, de souffre-douleur, de jouets. Le gouvernement encourage la chasse et même l’élevage industriel ; nos médicaments et nos produits ménagers sont testés sur des souris, des singes ou des lapins ; nous servons de la viande et du fromage à nos enfants dans les cantines ; nous nous vêtons de cuir et de laine ; nous tuons, entre amis, des carpes ou des chevreuils pour nous détendre ; nous enfermons dans de minuscules cages des oiseaux [...]. Nous traitons les animaux d’autres espèces que la nôtre et leurs intérêts de manières désavantageuses, de manières discriminatoires, de manières qui nous sembleraient absolument révoltantes si, toutes choses étant égales par ailleurs, les individus concernés appartenaient à l’espèce humaine.


Nous traitons les animaux d’autres espèces que la nôtre de manières « discriminatoires » : conformément à la définition du spécisme (qui recouvre toute forme de discrimination fondée sur le seul critère de l’espèce), en traitant les autres animaux comme de simples ressources dévolues à la satisfaction de nos divers besoins et plaisirs, nous confirmons l’existence de notre spécisme avec une telle constance que l’on peut s’étonner qu’une réalité si incontestable ait attendu si longtemps son acte de baptême.

Mais c’est justement que le spécisme étant considéré comme allant de soi, son évidence est « aveuglante », elle « crève les yeux ». Jusqu’au jour où certains, prenant conscience de cette réalité tapie dans quelque angle mort de notre inconscient collectif, vont avoir l’idée de la nommer. Or en accédant à l’existence linguistique, cette réalité qu’est le spécisme va paradoxalement cesser d’aller de soi, et devenir problématique.

C’est précisément ce que cet ouvrage s’emploie à montrer, tout au long de son exploration des différentes facettes de la planète spéciste.

Le spécisme, une réalité protéiforme

D’après le dictionnaire, le mot « spécisme » désigne à la fois une idéologie (« qui postule une hiérarchie entre les espèces, et spécialement la supériorité de l’être humain sur les animaux »), et un ensemble de comportements (« mauvais traitement, exploitation des animaux »).

Affinant cette opposition binaire, je distingue dans cet ouvrage quatre formes de spécisme (que je passe successivement en revue), lesquelles déclinent chacune à sa manière le mantra « ce ne sont que des animaux » :


(1) Le spécisme ontologique : ce ne sont que des animaux = ils sont par essence différents de nous, et inférieurs à nous.

Après un survol historique de cette conception largement dominante dans notre société, je montre que le spécisme ontologique est profondément inscrit dans la langue, modelant nos imaginaires par le biais des nombreuses expressions qui nous imposent des autres animaux une image très généralement négative. Mais on voit aussi comment les découvertes scientifiques récentes concernant les aptitudes de certains animaux ont sérieusement ébranlé ce mur censé nous séparer du reste du monde animal, si bien que la bataille fait aujourd’hui rage entre « discontinuistes » (une différence de nature nous sépare des autres animaux) et « continuistes » (cette différence n’est que de degré).


(2) Le spécisme éthique, reposant sur le principe : ce ne sont que des animaux, donc nous n’avons aucune considération morale à avoir envers eux.

C’est essentiellement sous cet angle que Peter Singer attaque le spécisme en prônant une égalité non de traitement, mais de prise en compte des intérêts de tous les animaux, humains et non humains (avec en première ligne les animaux « sentients »).


3) Le spécisme affectif : ce ne sont que des animaux, donc nous n’avons aucune commisération à éprouver envers eux.

Sont entre autres envisagés les différents facteurs susceptibles de jouer un rôle inhibiteur du mécanisme de l’empathie dès lors que l’individu en souffrance est un animal.


(4) Le spécisme pratique (ou « en action ») : ce ne sont que des animaux, donc nous pouvons en user à notre guise, selon notre bon vouloir et bon plaisir.

Il importe à cet égard de rappeler l’extrême diversité des espèces animales et corrélativement, des traitements qui leur sont infligés – cela va du sort réservé à certaines espèces choyées et bichonnées (en gros : les « espèces compagnes ») à celui d’autres espèces condamnées à une vie généralement très courte et le plus souvent misérable (en gros : les animaux « de rente »), en passant par diverses formes de cohabitation entre eux et nous, voire de collaboration plus ou moins harmonieuse.

Priorité est accordée aux pratiques les plus manifestement spécistes (qui ne sont pas toutes à mettre sur le même plan d’un point de vue éthique) : expérimentation animale, différentes formes d’élevage, chasse, pêche ou « corrida de mort ».

Bilan

Si le panorama est contrasté, il est dans l’ensemble plutôt sombre pour nos amies les bêtes, dont plus de trois millions sont abattues chaque jour en France. Pour compléter le tableau, il importe de rappeler que les principales atteintes que l’homme fait subir au monde animal sont de deux ordres : soit la ressource est directement prélevée dans la nature, ce qui vaut surtout pour les animaux aquatiques, victimes d’une véritable razzia ; soit les bêtes sont fabriquées en masse en vue de satisfaire à nos besoins alimentaires, la mise à mort étant précédée d’une « mise à vie » – si tant est que l’on puisse parler de vie à propos de ces zombis qui s’entassent dans les fermes-usines, et qui représentent aujourd’hui en France environ 80 % des individus consommés.


Quelle attitude adopter face à de tels constats ? Le combat antispéciste (« antispé » pour les intimes) peut prendre diverses formes, que je mentionne au passage.

Cela étant, le principal objet de cet ouvrage se localise en amont : il s’agit de mettre en lumière les différentes voies que peut emprunter notre spécisme ; mais il revient à chacun et chacune de décider, en fonction de ses valeurs propres, quelles formes de ce spécisme lui semblent légitimes ou au contraire condamnables, et quels comportements il convient d’adopter en conséquence (tout en sachant que la « dissonance cognitive » a plus d’un tour dans son sac).


Ainsi, nous sommes spécistes. Mais tels Monsieur Jourdain faisant de la prose sans le savoir, nous l’ignorions jusqu’à ce que surgisse le mot « spécisme », et cette découverte risque de venir ébranler nos assurances dominatrices. Car si le mot ne crée pas la chose, il peut en être le révélateur (comme on le dit en langage photographique des produits qui permettent de rendre visible une image argentique latente), exposant au grand jour une évidence dissimulée dans quelque angle mort de notre inconscient collectif.

Par ma foi ! il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j’en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela, déclare émerveillé Monsieur Jourdain au Maître de philosophie, qui a bien pris soin de préciser à son élève que vers ou prose, il faut bien que ce soit l’un, ou l’autre.

Dans le cas du spécisme, le problème se pose en des termes infiniment plus complexes, interdisant de le réduire à une alternative binaire. Mais il n’est pas interdit de se montrer reconnaissant(e) envers les promoteurs du néologisme auquel est consacré cet essai, en leur faisant cet aveu : « Par ma foi ! il y a plus de quarante ans que je suis spéciste sans que j’en susse rien, et je vous suis le plus obligé(e) du monde de m’avoir appris cela. »

Auteure de l'article :

Catherine Kerbrat-Orecchioni est linguiste, enseignante-chercheuse au laboratoire ICAR de l'Université Lyon II.