
Violences de la nature
Gérard GouesbetEt si la violence qui caractérise les rapports des hommes plongeait ses racines au plus profond dans la violence de la Nature elle-même ?
Telle est l’idée à l’origine de cet ouvrage… Il s’agit donc de prendre conscience des formes multiples que peut prendre cette violence, qui commence par l’écrasement de la petitesse humaine sous le rouleau de l’Univers, de son immensité, de son indifférence, et par sa vocation à nous faire vivre avant que de nous tuer
1.
Thématique : Philosophie de la nature
La descente aux enfers
Toute pensée proprement philosophique commence par cette question, soulevée par Leibniz : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? C’est celle-ci qui ouvre l’ouvrage, et des considérations de Descartes sur l’impossibilité du vide, elle nous mène à la nausée qui secoue Antoine Roquentin face à l’absurde.
Du dehors, le regard peut avoir la tentation de se tourner vers le dedans, dans un solipsisme exploré par Schopenhauer, qui n’est qu’une impasse. Il nous faut bien affronter ce monde, tragique en son caractère, planète bleue vue de loin, planète grise par mauvais temps, et souvent, planète rouge de sang, verte de pourritures, noire de deuils
2.
Ou encore, ce beau passage :
Oui ! La magnificence des soleils qui se lèvent, gaillards, ou qui se couchent, reposés. Mais la furie des tempêtes qui abattent les arbres, coulent les vaisseaux, et décornent les cocus ! Oui ! Les beautés juvéniles, « le vert paradis des amours enfantines, l’innocent paradis plein de plaisirs furtifs ». Mais les laideurs grabataires ! Oui ! Le regard lumineux de l’enfant, un des rares souvenirs qui nous restent du Paradis perdus, ainsi que l’a si bien dit, me semble-t-il, Dante. Mais celui, sombre et délavé, et déjà égaré, absent, lointain, d’outre-tombe et d’outre-infini, de l’agonisant ! 3
Ce mouvement qui marque le premier chapitre, c’est celle d’une descente aux enfers. L’enfer, ce n’est rien d’autre que le monde tel qu’il est, en son caractère tragique. Tout comme Dante avant lui, l’auteur est guidé par Virgile dans cette exploration qu’il partage avec nous.
L’univers face à l’homme
Lorsqu’on ose contempler l’univers en face, on est alors saisi par son immensité : celle de l’espace, celle du temps, mais aussi celle des possibles qui s’offrent à nous. Ainsi l’auteur convoque l’hypothèse des multivers soulevée par la physique relativo-quantique.
Gérard Gouesbet, chercheur dans une unité mixte du CNRS, peut mobiliser des connaissances extrêmement pointues dans le domaine scientifique, comme ces considérations sur les possibilités quantiques et mathématiques, qu’il nous présente de manière très pédagogique, et qui donnent le vertige.
La Bibliothèque de Babel, imaginée par Borgès, est l’un de ces derniers avatars qui peut nous donner une idée de l’infini.
L’infini de la Nature est l’une des expressions de la violence de celle-ci à notre égard ; en effet, dans un monde infini, nous sommes réduits à néant, nous ne sommes que poussière, la dignité humaine elle-même disparaît. Ce qui arracha à Kant ce remarquable aveu : L’astronomie anéantit mon importance
4.
L’homme face aux choses
L’auteur pose le dilemme : si l’on est croyant, alors la violence ne peut venir que de l’Homme lui-même, et de sa liberté pervertie
. Mais si vous vous soumettez au verdict des preuves fossiles accumulées dans les rocs et la terre de la Terre, si vous admettez qu’il y a eu une évolution des espèces, que nous sommes des enfants de la poussière, […] alors il vous faut conclure que la violence est tapie dans le cœur même de la matière, dans ses éléments
5.
Quels éléments ? L’eau, la terre, l’air, le feu ? Gérard Gouesbet rappelle les différentes théories présocratiques à ce sujet, ainsi que l’atomisme ancien. Le panpsychisme est également évoqué.
La violence de la nature se fait particulièrement ressentir dans la dévoration des uns par les autres : Par principe et par nécessité, l’être vivant est […] un prédateur : il dévore. Il lui faudra des proies et il servira lui-même de proie
6.
Ainsi, si l’on veut un monde d’êtres vivants et qu’il soit le meilleur, ce meilleur des mondes ne peut être qu’un univers de dévoration, dominé par les crocs et les griffes les dents et les mandibules
7.
Après une réflexion sur les animaux, c’est le corps, dans toutes ses dimensions (naissance, vie, mort, solitude, souffrance…) qui devient un objet de réflexion approfondi. Là encore, on retrouve cette violence immémoriale, sur laquelle fait fond toutes les autres : la violence de la nature.
Conclusion
Un livre agréable à lire qui mélange poésie, science et philosophie, et nous fait prendre conscience du caractère énigmatique, grandiose et fascinant de la nature, en sa violence même…
Un ouvrage plein d’érudition, qui pourra même séduire, par son charme littéraire, les non-scientifiques !
1 4ème de couverture
2 P.27
3 P.27-28
4 P.39
5 P.123-124
6 P.150
6 P.152