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couverture du livre

Emotions, sensibilité morale et culture de soi

Pourquoi, comment et jusqu’à quel point faire confiance aux émotions dans notre quête de la vie bonne ?  C’est à ces questions que ce livre tente d’obtenir des réponses. 

Traditionnellement dans la philosophie occidentale, la sensibilité, les émotions sont des sources improbables — parce que peu fiables, changeantes — d’identification des normes de conduite morale au-delà des inclinations naturelles. La vertu et la sensibilité ne feraient pas bon ménage ?


Notre enquête

Les émotions sont-elles un obstacle sur la route du bonheur ou de la vie bonne, ou s’avèrent-elles des guides précieux, capables de nous indiquer le chemin à suivre ? Difficile d’y adhérer spontanément quand la gamme de nos humeurs, nos émotions nous rappellent constamment que nous sommes notre corps, lorsque, par exemple, nous sommes en colère, anxieux, pris de frayeur, bienveillant ou amoureux. Les émotions font partie de notre vécu corporel qui nous relie au monde de la sensation, du sensible 1.

Notre enquête débute auprès des penseurs pour qui les émotions constituent des distorsions ou exagérations de nos processus mentaux, liées à la sensation ou à l’imagination.

L’émotion devient une véritable maladie de l’âme et la recherche du bonheur consiste à mettre à la disposition de soi un ensemble de techniques de soi  afin d’éliminer les états émotionnels perturbateurs, par exemple la méditation des bouddhistes ou des stoïciens. Le corps et les émotions sont perçus comme inhibiteurs dans la recherche du souverain bien ou de la perfection humaine, c’est ce que nous observerons chez Platon, les stoïciens de l’Antiquité romaine et chez les bouddhistes theravadas 2.

Par ailleurs, Aristote, Descartes et le confucéen Mèngzǐ (IVe siècle av. J.-C.) ne disputent pas la fonction utile des émotions dans le raisonnement pratique. Le ressenti émotionnel non seulement communique des renseignements concernant la situation déclenchante de l’activation physiologique, mais c’est lui qui motive à l’action ou l’inaction. Les neurosciences confirment ces deux aspects. 


Un troisième élément vient s'y greffer : la fonction communicative des émotions dans l’environnement social. Ce dernier point est particulièrement développé dans le chapitre « Les théories contextualistes : les émotions et l’action » à partir de la notion confucéenne du rite ou de l’étiquette, notamment dans L’Invariable milieu (中庸 Zhōngyōng) où la réponse émotionnelle s’apparente davantage à une interaction sociale qu’à un mouvement subjectif. 

La joie, la colère, la tristesse ou le plaisir font figure de potentialités de la nature humaine qui atteindront leur maturité chez le sage au moyen de l’éducation morale — l’acquisition de la justice et de la sincérité dans les cérémonies afin de tempérer les excès 3.

Pour Mèngzǐ, l’ordre moral ne saurait s’édifier en opposition à ce qui nous est donné naturellement par le Ciel, sans le concours des émotions. Le code moral (理 lǐ) est inscrit dans la nature, mais il faut l’effort de l’homme pour qu’il se déploie, notamment par la pratique des cérémonies qui cultivent les dispositions au bien 4.

Préserver le cœur-esprit et nourrir l’énergie vitale

Il ne peut y avoir de développement moral sans harmonie avec l’énergie vitale ou le souffle (qì 氣) qui traverse le corps physique et tout le cosmos.  La philosophie mencéenne propose une culture de soi par laquelle l’harmonie universelle ne peut être atteinte sans l’éducation morale qui préserve ou vide le cœur-esprit des passions égoïstes qui perturbent la saine circulation du souffle dans le corps. 

La santé du corps et l’acquisition des vertus morales se complémentent, une idée bien présente dans le courant de pensée appelé Huánglǎo, notamment le chapitre Nèiyè (le travail au-dedans) du Guǎnzǐ. Qu’il s’agisse du sage taoïste ou de l’homme de qualité confucéen, l’accomplissement personnel, la réalisation de la Voie apparait comme une culture de soi qui inclut la corporéité. 

Mèngzǐ l’avait bien senti lorsqu’il disait : Il est dans la nature de l’homme de qualité de posséder, enracinés en son cœur, le sens de l’humain, justice, étiquette et discernement. Le doux éclat des couleurs de la vie apparaît sur son visage, transparait dans son dos et s’étend à ses quatre membres qui s’expriment sans paroles 5


La philosophie morale confucéenne accorde une importance certaine aux émotions et à la corporéité, à l’harmonie qui doit exister dans la société et dans le monde, elle ne promeut guère, comme les taoïstes des « techniques du cœur-esprit » comme la méditation centrée sur le souffle vital, faire jeûner le cœur-esprit en le vidant de ses désirs et des émotions afin d’obtenir la paix intérieure.

Conclusion

Notre réflexion permet de confronter une vision de l’homme à la recherche de la vie bonne s’efforçant d’atteindre en solitaire un état d’ataraxie ou de tranquillité de l’âme, exempte de toute passion ou agitation. Cet idéal repose sur une ascèse personnelle, dont la méditation est la clé chez les stoïciens, les Pères du désert égyptien, ou le bouddhisme theravada. Leur chemin de perfection reste une entreprise individuelle, loin de l’action et des défis avec lesquels la société nous met en présence. 

Très à la mode, la méditation de pleine conscience et les techniques de respiration se montrent utiles pour calmer l’esprit, maintenir la santé, mais il est aussi indispensable de cultiver en soi la sensibilité morale afin de transcender notre individualité et prendre conscience de notre appartenance à la société et au cosmos. Cette sensibilité nous pousse à la fois à plus d’humanité envers l’autre, plus d’équité et de justice.

Auteur de l'article :

Pierre Hurteau, docteur en science de la religion de l'Université Concordia de Montréal, enseignant et fonctionnaire public à la retraite


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2 p.8
3 p.99
4 p.106
5 p.188