
Santé, numérique et droit-s
Isabelle Poirot-MazèresQuel est l'impact du développement des technologies numériques dans le secteur de la santé, du point de vue du droit ?
Cet ouvrage fait le point sur la question...
Thématique : Philosophie du numérique
De la nécessité de s’interroger sur la santé, le numérique et le(s) droit(s)
Face au tsunami numérique en santé, la perplexité n’est plus de mise. Il n’est aucun domaine, aucune spécialité médicale, aucune profession, aucune organisation qui ne soit aujourd’hui directement concernée ou concrètement investie par l’usage de logiciels, d’applications et d’objets connectés, par le raisonnement des algorithmes comme par l’afflux de données plus ou moins informelles.
Si souvent l’analyse porte sur les transformations en cours des organisations et des systèmes (des établissements de santé, de la protection sociale, de la recherche, des industries de santé), il nous est apparu nécessaire d’envisager la confrontation du numérique et de la santé au prisme du Droit, ce qui suppose aussi d’évoquer les incidences sur les droits et responsabilités de chacun, patients, professionnels, chercheurs ou décideurs.
Tous les domaines et dimensions de la médecine sont ou seront impactés par le numérique
Première évidence, la relation médicale est d’ores et déjà marquée par l’utilisation des services et outils numériques, dans le diagnostic et le choix des traitements, la prescription médicamenteuse, le suivi des maladies chroniques, la surveillance de certains malades ou l’éducation thérapeutique des patients. Ceux-ci sont eux-mêmes invités à devenir acteurs de leur pathologie et de leur santé, via des applications dédiées, des dispositifs médicaux connectés et autres serious games.
Leur prise en charge, désormais articulée sur la notion de parcours de soins et d’espace fluide où sont appelés à collaborer différents professionnels de la santé mais aussi du social et du médico-social, impose là encore des outils adaptés comme le DMP, les e-prescriptions et le développement de la télémédecine (et plus encore selon la nouvelle loi, du télé soin).
En regard, de nouvelles organisations émergent dans les établissements de santé portées par les DSI, des alliances se multiplient entre la recherche et les industriels au soutien d’innovations de rupture comme la blockchain ou les chatbots, et les financeurs développent de nouveaux instruments de régulation, ce qui peut les conduire à initier des systèmes parallèles, plateformes de consultations ou programmes de prévention et de promotion de la santé à destination de leurs assurés.
De la réflexion éthique au réflexe juridique
Révolutionnaires pour les structures et les services de santé, ces techniques ne le sont pas forcément pour le raisonnement juridique, qui est en mesure de mobiliser des notions et des régimes « tous terrains ».
En revanche, elles obligent à une adaptation parfois profonde des règlementations, dans une temporalité difficile à maîtriser. Les technologies du numérique avancent en effet selon un rythme que ne peuvent soutenir ni le débat politique ni la construction du Droit. Pour autant, l'encadrement des pratiques et des objets demeure indispensable, et le constat n’est certainement pas celui de l’impuissance, comme notre ouvrage le démontre au travers de ses points de vue divers.
Il existe aux fondements de notre système juridique un certain nombre de principes fondamentaux, dont l’application ne saurait être remise en cause par les avancées technologiques. Il importe ainsi d’en garantir en toutes circonstances la permanence, en veillant au respect des règles qui en découlent, singulièrement celles qui structurent les relations en santé tout en protégeant les libertés et les droits des patients (respect de la dignité de la personne, de sa vie privée, du consentement, de l’information, de la qualité et de la confidentialité des données…).
Cette architecture, pour rester pérenne et pertinente à l’aune du numérique, doit ainsi être confortée à la fois par la réaffirmation des valeurs aux fondements de notre système de santé, par l’ajustement des règlementations aux évolutions technologiques et, le cas échéant, par le renouvellement de certains principes (comme ceux de loyauté et de vigilance promus par la CNIL).
Quel rôle pour le droit ?
Les défis posés au Droit sont multiples.
Ils concernent d’abord l’échelon normatif à mobiliser -européen, sans conteste- et le niveau normatif à solliciter : si la règle juridique contraignante s‘impose lorsque sont en cause les principes, comme l’illustre de façon exemplaire le RGPD, la tendance est ici à privilégier la soft law, mieux à même de suivre la course technologique.
Ensuite, nombre de sujets constituent des points de focalisation cruciaux pour l’avenir. Entre autres, le statut des données, leur qualité -essentielle à leur traitement-, la qualification juridique des objets connectés, la question des responsabilités afférentes au numérique, la localisation exacte du pouvoir de décision ou la notion de personnalité à reconnaître (ou non) à l’IA.
D’autres questionnements enfin doivent amener chacun à réfléchir sur les transformations en cours et leur accompagnement : celles des professions de santé, des études et plus largement de la formation, de la recherche et des politiques publiques en santé, des organisations et des financements (la solidarité pourra-t-elle transcender les logiques de la personnalisation ?).
C’est de tout cela et de bien d’autres interrogations encore qu’est nourri cet ouvrage, qui vous invite, juristes ou non juristes, à les partager.
Auteure de l'article :
Isabelle Poirot-Mazères, professeure des universités à l'Université Toulouse 1 Capitole