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Wikipedia, objet scientifique non identifié
L.Barbe, L. Merzeau et V. Schafer (dir.)Comment comprendre le succès de Wikipedia ? Que vaut ce modèle d'encyclopédie collaborative ?
Cet ouvrage collectif fait le point sur la question...
Une énigme
Wikipedia s‘affiche comme l’une des plus grandes réussites d’Internet : offrant plus d’un million d’articles en français, cette encyclopédie en ligne fait partie du classement des dix sites les plus consultés dans le monde.
Pourtant, cette réussite a quelque chose d’énigmatique, de mystérieux.
Traditionnellement, les articles d’une encyclopédie sont rédigés par des experts en leur domaine ; la compétence est le fondement de la qualité d’un article.
Or ce n’est pas le cas ici : le pari de Wikipedia est révolutionnaire en ce qu’on voit là expérimenté à échelle mondiale un modèle d’écriture coopérative qui privilégie la force du nombre sur la sélection des compétences
1.
Un tel paradoxe a de quoi susciter l’incrédulité : Son fonctionnement ne cesse d’intriguer et nourrit toujours la méfiance incrédule des élites. […] Comment assurer la fiabilité des articles de l’encyclopédie si quiconque et n’importe qui peut d’un simple clic effacer, corriger et écrire les articles de Wikipedia ? Est-il possible que personne, expert, universitaire, femme ou homme de savoir et de raison n’évalue les contributions de la foule ? Comment a-t-on pu confier la rédaction de l’encyclopédie la plus lue à travers le monde à des ignorants ?
2.
Or c’est un succès, établi même mathématiquement : Des analyses comparatives et statistiques ont mis au jour un paradoxe déroutant : […] il existe un lien statistique robuste entre la qualité d’un article, le nombre de contributions et la variété d’éditeurs distincts
3.
Aussi la réussite de Wikipedia est riche d’implications philosophiques : elle apporte des réponses inédites à des questions aussi anciennes que : « qu’est-ce que le savoir ? », « qu’est-ce que la vérité ? ». Ce qui est décisif : elle constitue un démenti intrigant à la croyance en une hiérarchie « naturelle » des compétences
et démontre « qu’il est possible d’ouvrir un espace auquel tous aient accès sans condition si des règles très strictes sont mises en place pour décentraliser le plus fortement possible le contrôle mutuel qu’exercent les participants sur, et exclusivement sur, le respect des procédure de production du savoir
4.
Les procédures
On l’ignore souvent, mais il existe en effet de nombreuses procédures à suivre pour rédiger ou modifier un article. Celui qui s’en écarte sera prévenu, en cas de désaccord sur un point litigieux de l’article, une discussion pourra s’engager, et en cas de comportements répréhensibles (insultes ad hominem, etc.) certains contributeurs peuvent être exclus.
On assiste donc à un déplacement de la source normative qui fonde les institutions en réseau depuis une légitimité substantielle vers une légitimité procédurale et processuelle
. 5
On pose souvent la question de l’impartialité des contributeurs : sont-ils désintéressés lorsqu’ils modifient un article, ou sont-ils animés par certains motifs et calculs égoïstes ? En réalité, la mise en place de procédures rend cette question inutile :
Pour expliquer leur comportement coopératif en ligne, il n’est pas nécessaire de doter les acteurs de représentations altruistes et désintéressées ou d’une préférence vertueuse pour le savoir. Avec son style d’écriture, ses pages de discussion, son système de traçabilité des contributions et des effacements, ses bandeaux d’alerte, ses balises notifiant les manquements aux principes de l’encyclopédie, etc., le wiki, véritable interface morale, enferme les ressources nécessaires à l’accomplissements de comportements orientés vers la production du savoir. 6
D’où cette conclusion remarquable : Les wikipédiens ne sont pas d’un seul mouvement et par eux-mêmes, des encyclopédistes nés. C’est le wiki qui les rend encyclopédistes
7.
Pour résumer, la procéduralisation de la discussion sur Wikipédia apparaît alors comme la condition indispensable de ce pari incroyablement audacieux : faire une encyclopédie d’ignorants
8.
Dominique Cardon nous donne de nombreux exemples de ces règles qu’il faut suivre si l’on veut contribuer à un tel projet : des cinq Principes fondateurs de l’encyclopédie aux 38 Règles régissant la rédaction des articles, du revert (annuler une modification en revenant à l’état antérieur d’un article), etc.
Un panorama très complet
Ce n’est pourtant là que le début de cet ouvrage collectif qui offre une grande diversité d’approches.
On s’intéressera également à la transformation de notre conception de l’espace induite par Internet, à l’usage que font les chercheurs de cet étonnant outil, au textmining, à l’émergence d’une norme qui serait proprement wikipédienne, aux problèmes soulevés par le vandalisme, au modèle épistémique qui régit Wikipedia, aux opposants à ce projet dans le milieu intellectuel, à la vision qu’en ont les jeunes, etc.
Une étude très fouillée, donc, qui mobilise aussi bien des notions de logique, de sémantique, que de philosophie classique. Ainsi Habermas est particulièrement sollicité.
Conclusion
Une passionnante enquête qui nous plonge dans les entrailles de Wikipedia… Nous découvrons alors l’envers du décor de ce projet révolutionnaire à plus d’un titre, sans en ignorer les parts d’ombre.
Un livre recommandé à tous ceux qui s’intéressent à la philosophie du numérique, et constitue à présent, sans nul doute, une référence classique de ce nouveau domaine de la philosophie.
1 Ch.1, 1, « Surveiller sans punir », Dominique Cardon
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ibid.
7 Ibid.
8 Ibid.