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couverture du livre

Le travail et ses problèmes, Biologie, sociologie et politique chez John Dewey

Et si on pouvait poser le problème du travail en termes naturalistes et biologiques sans sombrer dans un réductionnisme naturalisant ?

Emmanuel Renault, professeur de philosophie à l’université Paris X, offre une perspective nouvelle sur l’œuvre du philosophe pragmatique états-unien John Dewey (1859-1952) en faisant du travail un des problèmes moteur de sa philosophie.


La nature non aliénante du travail

La revalorisation du travail à l’œuvre dans la philosophie de Dewey, voilà le fil rouge suivi dans cet ouvrage. Contre une certaine lecture de La Condition de l’Homme Moderne de Arendt, selon laquelle le travail serait une injonction moderne aliénante, Dewey affirmerait le caractère libérateur d’un travail proprement humain.

Les enjeux sont anthropologiques et politiques. Quelle définition de l’être humain implique une enquête qui dévoile le travail comme non aliénant ? Si la démocratie doit concerner toutes les sphères de la société, quelles sont les implications pour la sphère du travail ?


Comprendre ces enjeux suppose de revenir sur la méthode originale de Dewey. L’auteur de L’influence de Darwin sur la philosophie délivre une lecture « biologique » de l’importance du travail dans la vie humaine. Pour autant, une telle méthode ne se confond pas avec le darwinisme social.

Afin de mieux cerner cette approche pragmatiste du travail, Emmanuel Renault la compare au traitement plus canonique de cette notion dans les œuvres d’Aristote, Hegel et Arendt, contemporaine de Dewey.

Définition pragmatique du travail

John Dewey est un philosophe pragmatique, un courant philosophique qui étudie les effets de l’action sur le réel. Il comprend ainsi le travail comme un type spécifique d’action dont les effets sont observables.

Emmanuel Renault est immédiatement confronté à un problème de traduction. Dewey utilise trois termes anglais pour définir par distinction le travail (« work ») comme catégorie d’action spécifique.

Il ne doit être confondu :
- ni avec l’une de ses espèces, le labor, une activité dont le seul intérêt est d’être rémunérée
- ni avec le toil, le labeur, un travail associé au déplaisir
- ni avec la drudgery, la corvée, exécutée sous la pression d’un besoin extérieur


Ainsi, le travail (work) doit être compris lato sensu, comme une activité pas nécessairement rémunérée mais qui poursuit des fins utiles à la société, à savoir une conduite contrôlée par l’habitude qui doit souvent être secondée par des formes de réflexivité caractéristiques du stade cognitif de l’expérience comme l’attention et le raisonnement 1.

Ainsi, Emmanuel Renault insiste au chapitre 3 sur le large spectre d’activités que recouvre une telle définition du travail, des activités de jardinage proposées aux enfants dans un but pédagogique en passant par le travail domestique assigné aux femmes, jusqu’à la définition traditionnelle d’activité professionnelle rémunérée.

Implication anthropologique : une définition naturaliste de l’être humain comme homo faber

L’expression « homo faber » est traditionnellement employée à titre de définition anti-naturaliste de l’homme. Arendt et de Beauvoir, contemporaines de Dewey, définissent ainsi le travail comme un arrachement à la nature. Dewey soutient au contraire une compréhension « naturaliste » de l’homo faber.

En bon lecteur de Darwin, Dewey défend un naturalisme non réductionniste. Si le travail est un mode d’adaptation proprement humain à l’environnement, et c’est en ce sens seulement que sa lecture naturaliste du travail doit être comprise, néanmoins, les humains ne se réduisent pas à cet environnement.

En d’autres termes, être pensé à partir de son rapport à l’environnement ne signifie pas être réduit à l’environnement. L’approche est naturaliste et non pas naturalisante.


Une telle anthropologie permet de dépasser le dualisme entre nature et culture. Dans le travail, l’homme ne contrôle pas seulement son environnement, il le transforme, dès lors il n’y a pas d’opposition entre l’environnement naturel et l’environnement artificiel. Ainsi, le processus économique peut être compris comme un processus biologique modifié, dans la mesure où il serait une forme spécifique d’adaptation à l’environnement.

Implication politique : « l’effet formateur du travail » 2

Enfin, l’enquête de Dewey sur le travail est dotée de fortes implications politiques et ce à au moins trois niveaux.

Au niveau de la société, Dewey pense la démocratie comme une manière de vivre (way of life) 3, i.e qu’elle n’est pas seulement un régime politique, elle concerne ou devrait concerner toutes les sphères de la société de la famille à l’école en passant par le travail et les loisirs. Or, le travail est la sphère de la société la moins démocratique, Dewey prend pour exemple l’autocratie industrielle de son temps.

Or, au niveau de l’individu, Dewey insiste sur l’effet formateur du travail dans le sens où le travail est le vecteur fondamental de formation d’habitudes, or, selon l’anthropologie deweyenne, les habitudes structurent toutes les actions. Ainsi, une réorganisation du travail permettrait l’acquisition d’habitudes démocratiques. Par exemple, il conviendrait de condamner dans les usines l’obéissance inintelligente en faveur de la participation au processus de décision qui permettrait de développer le jugement.

Ainsi, si Dewey condamne une position de philosophe-prophète, qui reviendrait à prôner une forme idéale de démocratie à laquelle les démocraties actuelles devraient tendre, sa méthode d’observation des faits lui enjoint de développer tous les possibles qu’ils recèlent. S’il ne se fait pas le chantre de l’avènement de démocraties locales participatives, il en décèle toutefois la possibilité dans l’observation de la centralité du travail.

Conclusion

Ainsi Emmanuel Renault, fidèle à la méthodologie de Dewey décèle les problèmes soulevés par le travail et mène l’enquête, moins dans le but de les résoudre que de les affiner. Une telle démarche rappelle un mot de Dewey cité en introduction :

La philosophie redevient saine quand elle cesse d’être un procédé destiné à résoudre des problèmes de philosophes, et qu’elle devient une méthode, cultivée par des philosophes pour résoudre des problèmes d’hommes 4.


Autrice de l'article :

Anouk Pabiou, Élève à l’École Normale Supérieure de Lyon.

1 Chapitre 1
2 Chapitre 3
3 Introduction
4 Introduction, extrait de The Need for a Recovery in Philosophy, MW 10, p. 46