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Peter Singer et la libération animale – Quarante ans plus tard



Cela ne fait que quelques dizaines d'années que l'éthique animale a droit de cité en philosophie.
Il a fallu le travail courageux de plusieurs pionniers pour que les spécialistes de l'éthique s'emparent de ce problème : a-t-on le droit de manger des animaux ? Peter Singer est l'un de ceux-là.


Un livre fondateur

En 1975 paraît un ouvrage fondateur : La libération animale, par Peter Singer. Ce livre a un retentissement très important, et sous son influence, une nouvelle branche de la philosophie morale voit le jour : l’éthique animale.

Peter Singer apparaît comme l’un des pères d’un courant qui ne va cesser de se développer, le mouvement de libération animale. De nombreux lecteurs vont devenir végétariens, ou végétaliens, et militer contre l’élevage intensif et l’expérimentation sur les animaux de laboratoire.


Dans le champ théorique, certains philosophes vont considérer avec intérêt l’argumentation originale mise en place par Singer pour défendre sa position.

Celui-ci ne recourt pas en effet à la notion de droit. Il ne cherche pas à établir que les animaux ont des droits qu’il faut respecter. Il s’en expliquera plus tard : « Quelqu’un déclare soudainement : Non, je ne crois pas que x soit un droit ». Et cela met fin à la discussion 1.

En lieu et place de la notion de droit, il propose le principe d’égale considération des intérêts. Tous les êtres sensibles ont des intérêts, le principal étant d’éviter la souffrance et prendre du plaisir. Il s’agit de prendre en compte les intérêts de tous les êtres sensibles, sans distinction de race, de classe, ou même d’espèce.

Ce qui inclut les animaux : on rejettera donc le spécisme, qui consiste à privilégier les intérêts de sa propre espèce, et qui est aussi condamnable, d’un point de vue éthique, que le racisme.


Cette position théorique a soulevé de nombreux débats chez les spécialistes de l’éthique, qui ont amené l’auteur lui-même à modifier sa pensée sur certains points essentiels.

L’ouvrage collectif que nous examinons à présent fait le point sur ces débats : comment les spécialistes de philosophie éthique ont-ils accueilli ce mouvement de libération des animaux ? Quarante ans plus tard, l’éthique animale a-t-elle trouvé sa place et acquis droit de cité en philosophie morale ?

Quarante plus tard : l’état des lieux

L’ouvrage donne tout d’abord la parole à l’auteur lui-même ; il défend l’idée qu’il vaut mieux verser de l’argent pour soulager la souffrance des animaux victimes de l’élevage industriel (vaches, porcs, poules…), que chercher à aider les animaux domestiques (chiens, chats…), qui recueillent la plus grande partie des dons alors qu’ils sont beaucoup moins nombreux et mieux traités.

Th. Lepeltier interroge ensuite la position de Singer concernant l’expérimentation animale. Supposons qu’un chercheur nous dise qu’il n’a pu mettre au point un médicament soignant la maladie de Parkinson que par des expériences sur les chimpanzés, soulageant ainsi la détresse de millions d’êtres humains au prix de la souffrance de quelques singes… dans ces conditions, l’expérimentation animale est-elle légitime, d’un point de vue éthique ? Singer répond par l’affirmative, ce qui soulève l’indignation des abolitionnistes, qui le considèrent comme un traître à la cause. Est-ce réellement le cas ?


J-Y Goffi examine le principe d’égale considération des intérêts, montrant qu’il permet d’édifier une éthique animale sans en passer par l’étape, souvent tenue antérieurement pour indispensable, d’une philosophie de l’animalité, c’est-à-dire d’une réflexion sur le statut ontologique des animaux 2. C’est dans ce changement de paradigme 3 que réside véritablement le caractère révolutionnaire de sa position. J-Y Goffi présente les objections de deux auteurs qui se sont opposés à Singer : Cora Diamond et Gary Francione.


Tatjana Visak montre que la notion de « valeur de la vie » est ambigüe, en ce qu’elle peut désigner le « statut moral », au sens kantien, ou le « bien-être » au sens utilitariste. C’est en ce second sens que Singer l’utilise, ce qui permet de dissiper bien des erreurs d’interprétations. Comment maximiser le bien-être général, y compris des animaux ? L’auteur examine plusieurs approches : le préférentialisme, l’hédonisme, la liste objective, l’épanouissement de soi.

Enrique Utria se concentre sur la théorie de la valeur et la théorie déontique sous-jacentes à la proposition de Singer, montrant qu’elles font problème et l’empêchent de conclure ce qu’il aimerait conclure 4. Il étudie les précisions apportées par l’auteur dans un ouvrage ultérieur, Practical Ethics, dans lequel Singer privilégie un utilitarisme des préférences, tout en proposant la notion de « valeur impersonnelle », proche de celle de valeur intrinsèque, ce qui est particulièrement audacieux et hétérodoxe pour un utilitariste 5. Y a-t-il contradiction ?

Conclusion

Ce ne sont là que quelques-unes des contributions de l’ouvrage. D’autres questions sont soulevées, en particulier concernant l’utilitarisme qui sous-tend la position de Singer. Nous vous laissons découvrir ce livre qui passionnera tous ceux qui se sentent concernés par le bien-être animal, et la philosophie éthique.

Si vous vous intéressez à la philosophie vegan, ce livre vous donnera de précieux éléments de réponse. En effet, le livre de Singer, en contribuant à attirer l’attention du public sur la souffrance animale, ainsi qu'en promouvant l'anti-spécisme, a constitué l’un des points de départ du véganisme et favorisé l’essor de ce mouvement.

Et ce, même si certains vegan tels que Francione l’accusent de ne pas s’élever avec assez de virulence contre le mythe de la « viande heureuse », et défendent une abolition pure et simple de la consommation de viande.


Quarante ans plus tard, il était temps de faire un bilan sur toutes ces questions, à partir d’un livre qui a représenté en quelque sorte le point de départ de l’éthique animale. Un état des lieux bienvenu, que nous ne pouvons que vous inciter à lire…



1 Roger Crisp, in Dale Jamieson (dir.), Singer and His Critics, Blackwell, Oxford, 1999, p.95
2 Peter Singer et la libération animale, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2017, p.44
3 Ibid.
4 Ibid., p. 73
5 Ibid., p.79