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L’hégémonie et la révolution – Gramsci penseur politique
Yohann DouetQuelle est la véritable pensée politique de Gramsci, en deçà des mécompréhensions et instrumentalisations multiples dont elle a fait l’objet ?
Comment redéfinit-il d’une manière radicale le marxisme ? Quelle conception profondément nouvelle des luttes sociales et du pouvoir élabore-t-il ?
Dans quelle mesure sa pensée politique conserve-t-elle une actualité pour notre temps ?
Voir aussi : Marx
Émancipation des subalternes et prise du pouvoir
Les six premiers chapitres de l’ouvrage reconstruisent et exposent les éléments fondamentaux de la pensée politique de Gramsci (on évoquera brièvement certains d’entre eux), et s’attachent à réfuter les lectures déformées et politiquement surdéterminées qui en ont été données.
Pour Gramsci, l’objectif politique ultime est que les masses populaires sortent de leur situation de « subalternité » : qu’elles ne soient plus soumises à l’initiative historique des groupes dominants et ne soient plus cantonnées aux marges de l’histoire
1. Il faut que les subalternes deviennent toujours plus actifs jusqu’à parvenir à une autonomie intégrale.
Or pour parvenir à une telle autonomie intégrale, il est nécessaire de bouleverser les rapports de force et de mettre à bas la domination de classe caractérisant la société actuelle. Il faut donc mener une lutte hégémonique qui conteste aux classes dominantes la direction de la société dans son ensemble. Il s’agit en d’autres termes de mener la lutte des classes jusqu’au bout, et en la comprenant d’une manière « élargie » (André Tosel).
La lutte hégémonique passe en effet à la fois, et indissociablement, par lutte sociale et économique (syndicalisation, grèves, construction de liens de solidarité, etc.), par la lutte idéologique et culturelle (élaboration et diffusion d’une culture propre aux subalternes) et par une lutte proprement politique (dirigée par le parti communiste et révolutionnaire). Cette dernière dimension est incontournable : pour l’emporter dans la lutte hégémonique, une condition nécessaire – bien que non suffisante – est de prendre le pouvoir.
Il est donc clair que toutes les interprétations de Gramsci (qui, rappelons-le, a été l’un des fondateurs du Parti communiste d’Italie et l’a dirigé) le réduisant à un théoricien de la bataille des idées
mutilent sa pensée. Et de même, il est parfaitement erroné de le présenter sous les traits d’un réformiste et non d’un révolutionnaire, comme s’il cherchait à modifier l’hégémonie par de simples réformes du système socio-politique actuel.
Redéfinition du pouvoir et guerre de position
Communiste et révolutionnaire, Gramsci redéfinit néanmoins profondément le pouvoir qu’il s’agit de prendre pour révolutionner la société et réaliser intégralement l’émancipation des subalternes. À ses yeux, le pouvoir de classe ne se limite pas à la domination, à l’exercice de la force et de la répression, mais inclut également l’organisation du consentement (dans des parties importantes de la population) – expression par laquelle on peut définir l’hégémonie.
La conflictualité sociale et politique ne saurait donc être comprise uniquement comme un affrontement direct entre forces déjà constituées. De telles phases de guerre de mouvement sont vraisemblablement inévitables, et il est sans doute nécessaire, aux yeux de Gramsci, d’en passer par là pour renverser le pouvoir des classes dirigeantes cristallisé et centralisé dans l’appareil d’État (ou plus exactement dans les institutions répressives qui en forment le cœur).
Mais il est impensable pour lui de ne pas mener également la lutte sur le mode de la guerre de position, c’est-à-dire selon une temporalité plus étendue, correspondant au caractère diffus du pouvoir (pris dans sa dimension d’hégémonie et non seulement de domination).
En termes plus concrets, cela signifie que la lutte émancipatrice des dominés et des subalternes ne peut se déployer et gagner en puissance que si elle s’accompagne d’un processus d’unification et d’organisation de ces mêmes subalternes.
Ce processus doit s’incarner et être mis en œuvre par de multiples organisations (syndicats, coopératives, associations de tous types et notamment culturelles, journaux, conseils d’usine, comités de grève, assemblées générales, etc.). Ces organisations forment un réseau extrêmement complexe, mais leur unité doit être assurée par l’organisation de lutte la plus décisive aux yeux de Gramsci : le parti communiste et révolutionnaire.
Quoi qu’il en soit, mener la guerre de position consiste précisément à construire et à renforcer de telles organisations, à élaborer et diffuser les idéaux et conceptions du monde propres aux subalternes, et à accentuer tant que possible l’intensité de leur esprit de scission
, de leur lutte pour l’autonomie.
Actualité de la pensée de Gramsci
Après avoir reconstruit dans toute sa cohérence et sa radicalité la pensée politique gramscienne dans les six premiers chapitres de l’ouvrage, les deux derniers s’interrogent sur son actualité.
Il apparaît que cette actualité est hors de doute mais que, dans la mesure où il s’agit d’une pensée éminemment attentive et étroitement liée à sa situation historique, elle doit être modifiée et développée pour la rendre adéquate à notre temps.
Prenons l’exemple de la notion de crise organique ou crise d’hégémonie. Gramsci l’a forgée en pensant d’abord à la situation des sociétés européennes après la Première Guerre mondiale.
Le pouvoir des classes dominantes, et de la bourgeoisie en premier lieu, reposaient auparavant sur une hégémonie libérale, c’est-à-dire formellement démocratique mais fondamentalement élitiste (a fortiori en Italie). Les masses populaires et subalternes étaient maintenues à distance des institutions politiques proprement dites, mais pouvaient s’organiser dans une certaine mesure sur leurs propres basses, dans une société civile relativement autonome.
Or le processus d’organisation des masses subalternes à partir de la fin du XIXe siècle, ainsi que le regain d’activité antagoniste des subalternes suite à la Première guerre mondiale et à la Révolution russe, ont fait entrer en crise le système socio-politique établi, dans la mesure où l’hégémonie libérale était constitutivement incapable d’intégrer des masses organisées et actives.
En Italie, le fascisme a représenté une manière pour les classes dominantes de reconstituer l’hégémonie des classes dominantes sur une base fondamentalement nouvelle, anti-libérale et reposant sur une intégration totalitaire, sur le mode de l’embrigadement, des masses populaires.
On constate ce point essentiel :
La crise organique de l’époque néolibérale présente des traits similaires à la crise organique de l’époque libérale qu’a étudiée Gramsci.
[Mais – et actualiser la pensée gramscienne consiste précisément à s’efforcer de discerner des différences de ce type –] elle s’en distingue en ce que, contrairement à cette dernière, elle ne résulte vraisemblablement pas d’un processus d’organisation des subalternes. [En effet,] La crise organique de l’époque néolibérale est plutôt coextensive […] à un effritement tendanciel des organisations de masse (ainsi que des fameux “corps intermédiaires”), qu’il s’agisse des partis, des syndicats ou d’autres types d’association, et qu’il s’agisse d’organisations en lutte contre les classes dominantes, à leur service ou dans une position ambivalente 2.
En raison d’une telle différence – et de bien d’autres – entre son époque et la nôtre
(titre du dernier chapitre), nous ne saurions calquer les formes de la lutte politique sur celles que Gramsci prônait.
Mais son insistance sur l’impératif pour les masses populaires de se doter d’organisations et de partis défendant jusqu’au bout leurs intérêts reste plus que jamais actuel – tout comme l’horizon d’une société démocratique et égalitaire où l’émancipation des subalternes seraient intégralement réalisée.
Auteur de l'article :
Professeur agrégé et docteur en philosophie, Yohann Douet est enseignant dans le secondaire et chercheur rattaché au laboratoire Sophiapol (Université Paris Nanterre).
1 p. 25
2 p. 282