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couverture du livre

Ecrire l'absence

Comment penser l'absence ?

Pour ce faire, l'auteure convoque deux traditions bien distinctes : phénoménologie et psychanalyse.

Celles-ci livrent de précieuses clés pour appréhender ce phénomène qui se constitue dans sa disparition même...


Voir aussi : Phénoménologie


Survivre à l’absence, à partir de l’absence 

C’est une urgence vitale qui porte l’originalité du questionnement de ce livre : comment survivre à l’absence ? L’absence n’y est pas un thème, un « objet » de pensée, mais d’abord une blessure, une menace

Si l’absence est une menace, c’est qu’elle est irréductible à la présence : elle lui résiste. La présence ne peut l’absorber. L’absence n’est donc pas négativité, ou carence, manque de présence : elle est structurelle. Et en cela elle est proprement inconsolable : ne pouvant ni être compensée, ni être comblée. 

De la menace que fait peser l’absence sur la vie, Dorothée Legrand nous parle à travers les épreuves de l’anorexie et de la mélancolie, chacune singulièrement, au bord de la mort, de la disparition du sujet. L’absence menace de s’y faire totalitaire, jusqu’au trop-plein de l’absence d’absence dans l’anorexie, et jusqu’à l’impossible présence, l’absorption totale par l’absence dans la mélancolie. 

De cette épreuve, l’absence change de statut : d’une absence invivable, l’absence va se révéler vitale, en tant qu’elle accompagne nécessairement le surgissement du sujet : absence et singularisation sont alors à penser ensemble, comme mouvement d’une rupture de la totalité

Ecrire… au bord

Peut-être, il nous faut entendre à nouveau le titre pour comprendre ce mouvement, cette traversée de l’absence. 

« Ecrire l’absence. Au bord de la nuit ». Ecrire l’absence au bord, sous la menace de la nuit : la nuit, en deçà de la présence et de l’absence, c’est ce réel invivable, totalitaire, indifférent menaçant le sujet de disparition, le dépouillant de sa singularité. Et si l’écriture est inscription d’un bord symbolique au réel, alors écrire l’absence fait qu’elle n’est justement pas totale disparition de soi et de l’autre, elle n’est pas absence pure, radicale, absence « blanchotienne », sans un sujet qui en ferait l’épreuve, elle est « l’absence à laquelle survit un sujet – dans avec, à partir de l’absence ». 

Au bord donc… dans la souffrance de ce vacillement, dans la souffrance d’un mouvement toujours à refaire, que l’anorexie nous donne à voir – anorexie ici recomprise par Dorothée Legrand, comme une tentative de creuser une absence à même le corps pour lutter contre l’absence d’absence. Le corps anorexique serait écriture, inscription d’un lieu résistant contre la totalité. 

C’est sans doute toute la force de ce livre : se tenir dans cet espace des bords, espace tant du surgissement que de la vacillation du sujet. Ecrire au bord de la nuit « comme le corps parle au bord des larmes », sur ce littoral entre le réel et le symbolique qui ne peut cesser de s’écrire. Ecrire, pour littoraliser, circonscrire cette nuit – la border pour qu’elle ne soit pas toute. La border en présence d’un autre, pour que l’écriture ne conduise pas à la mort.

Survivre à l’absence, à partir de l’absence serait alors éprouver un jeu avec l’absence, le « jeu de la simultanéité vacillante de la présence et de l’absence » : jouer c’est-à-dire faire l’épreuve d’un battement, d’une oscillation entre présence et absence, oscillation qui est toujours le risque d’une vacillation. Risque que le mélancolique refuse de prendre, figé dans l’absence, la redoublant jusqu’à en perdre le monde. Jouer c’est composer vitalement présence et absence, et non compenser l’absence : l’absence y demeure « impossible présence », mais cet impossible n’est pas tout, il compose avec un lieu autre, hétérogène.

L’irréductionnisme comme nouveau principe méthodologique 

Les enjeux et implications philosophiques de ce livre sont multiples. Il ouvre une voie nouvelle par la composition d’un cadre de pensée original. Son point de départ est le geste premier de la phénoménologie : l’épochè comme « suspension » de l’évidence de la présence. Ce geste de suspension Dorothée Legrand va l’assumer radicalement, quitte à « compromettre » la phénoménologie. 

Car la phénoménologie – du moins la phénoménologie transcendantale – par un geste second de « réduction » à l’ego transcendantal, compris comme champ originaire de présence, efface l’absence. Suivant ici la critique de Derrida, Dorothée Legrand souligne qu’une « métaphysique de la présence » traverse le courant phénoménologique, empêchant de penser l’absence autrement que relativement à la présence, et en faisant une pratique « consolatrice », où l’absence est toujours une présence possible.

Comment une phénoménologie de l’absence en tant qu’absence serait-elle alors possible ? Dorothée Legrand propose ici de pratiquer une phénoménologie sans réduction, ou plutôt de pratiquer la suspension phénoménologique comme « irréduction ». Cette irréduction est d’abord celle de la singularité du sujet, non reconduit à un sujet universel transcendantal. 

Une telle résistance à la réduction, Dorothée Legrand en propose une pratique : la psychanalyse, soit l’acte d’écoute de la parole, écoute suspensive, irréductrice, qui tient à l’écart inépuisable entre la présence du Dire et l’absence de ce qui est Dit. La psychanalyse, telle que Lacan l’a enseignée, est attention au signifiant, soit la marque matérielle qui inscrit la parole comme extériorité, hors idéalité du signifié, et hors réel.  C’est ici que se révèle ce qui « spécifie » la psychanalyse pour Dorothée Legrand qui lit – lie – Lacan avec Levinas, lui aussi penseur de la parole comme opérateur de la détotalisation, de la résistance à la totalité.

Avec la psychanalyse et avec la philosophie, l’irréduction est aussi pensée « hors originaire » : l’absence structurant la présence, irréductible à la présence, ne reconduit pas dans un mouvement archéologique à une Présence originaire, ni à une Absence originaire, mais invite à un mouvement de reprise, de composition, de jeu. 

Conclusion 

L’originalité de ce livre, tant dans le champ philosophique que psychanalytique, tient à ce que, en décalage avec un style purement universitaire, il est une traversée de l’absence au cours de laquelle l’absence, d’abord pensée comme menace, se révèle vitale. Il témoigne d’une écriture, c’est-à-dire d’un engagement à toujours reprendre, par-delà toute fermeture de sens, qui au point de rencontre de différentes traditions, se fait proprement singulière. Théorie et pratique deviennent ici un même mouvement d’écriture. 

Auteure de l'article :

Manon Piette, doctorante en philosophie à l'université de Bordeaux