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Le transhumanisme
Stanislas DeprezLorsque l’on évoque le transhumanisme, on pense généralement à la Silicon Valley, aux implants cérébraux, aux manipulations génétiques, ou à Google qui veut tuer la mort (selon un slogan qui a fait couler beaucoup d’encre il y a quelques années).
Certains s’en enthousiasment, d’autres sont horrifiés. Mais ce qui importe, et qui se pratique trop peu, c’est de comprendre. C’est ce que ce « Repères » essaie de faire : une introduction au transhumanisme sans parti pris.
Un mouvement, deux courants
Le transhumanisme, c’est d’abord un mouvement regroupant quelques milliers de personnes dans le monde, pas uniquement des biologistes et des informaticiens (même s’il y en a, mais aucun des patrons des GAFAM).
Ce mouvement a une histoire, que l’on peut faire remonter à deux pionniers qui ont écrit dans les années 1960 et 1970 : Robert Ettinger, théoricien de la cryonie, c’est-à-dire de la « congélation » des défunts en vue de les faire « renaître » quand la médecine aura progressé ; FM-2030, un futuriste américain persuadé que les humains auront vaincu la mort et la vieillesse en 2030.
Le mouvement naît officiellement dans les années 1990, grâce à Max More, un philosophe anglais émigré en Californie, initiateur d’une liste de diffusion sur l’art et la manière de vivre plus et mieux. L’utopie d’un progrès technique infini séduit mais certains transhumanistes n’apprécient pas le libéralisme forcené du fondateur et lancent une version techno-progressiste (« socio-démocrate ») du mouvement : la World Transhumanist Association, aujourd’hui Humanity+. Se rattache à ce courant l’association française Technoprog.
S’augmenter par la machine pour atteindre l’immortalité
Le transhumanisme, c’est ensuite un ensemble de doctrines, qui s’articulent les unes aux autres. Le cœur en est la quête de l’immortalité, censée correspondre au rêve secret de tous les humains depuis la naissance de l’humanité.
Tout le reste en découle : l’immortalité transformera radicalement l’idée de ce qu’est être humain, elle entraînera une croissance magistrale du savoir (puisqu’on pourra apprendre et accumuler des expériences sans jamais s’arrêter), elle permettra les très longs voyages spatiaux nécessaires pour atteindre de nouvelles planètes habitables…
Pour arriver à tout cela, il faut en passer par l’enhancement, mot anglais qui se traduit par augmentation et amélioration. L’augmentation, c’est avoir et être plus – plus grand, plus fort, plus intelligent, plus beau, etc. –, dans un processus sans limites.
C’est pourquoi, dans cette perspective, l’humain de demain sera un transhumain, au-delà de l’humain actuel, de la même manière que nous sommes éloignés de nos ancêtres australopithèques. À ceci près que l’augmentation sera scientifiquement élaborée et voulue, tandis que l’évolution se faisait jusqu’à présent au hasard.
L’amélioration, c’est se sentir mieux et devenir ce que l’on souhaite être. Ce qui peut passer par une diversification : changer de tête, de corps, de sexe, avoir des poumons permettant de respirer sous l’eau, une peau résistante aux UV, une sauvegarde de l’esprit dans un robot...
Ici, le transhumain fait place au posthumain, c’est-à-dire une créature différente de l’humain. On comprend que de telles transformations ne sauraient s’appuyer uniquement sur la génétique mais supposent des hybridations avec la machine. D’où la troisième grande thématique du transhumanisme : l’intelligence artificielle.
Qu’ils l’appellent de leurs vœux comme Ray Kurzweil ou qu’ils la redoutent comme Nick Bostrom, les transhumanistes sont persuadés qu’une intelligence artificielle générale, peut-être doublée d’une conscience artificielle, surgira bientôt – certains prétendent même qu’elle est déjà là, avec des systèmes comme ChatGPT.
Alliant la puissance de calcul des ordinateurs et la mémoire colossale d’internet, cette intelligence surpassera les cerveaux humains. D’où la nécessité de s’y connecter intimement, en ajoutant des prothèses robotiques aux humains et/ou en téléchargeant des esprits humains dans des ordinateurs.
Un imaginaire qui questionne
L’énumération de la doctrine transhumaniste montre enfin qu’elle est un imaginaire. Ce terme est à prendre au sens que lui a donné l’anthropologue Maurice Godelier, à savoir des croyances déterminant des actions dans le monde matériel. L’imaginaire transhumaniste est l’objet du dernier chapitre du livre.
À ce jour, il n’y a pas encore d’humain 2.0 ou de cyborg, ni d’intelligence artificielle cherchant à s’emparer du pouvoir mondial. Par contre, les idées transhumanistes conditionnent certains discours et certaines pratiques. Elles servent à contester l’opposition classiques des genres et des sexes : dans un monde où chacun pourrait être bi-sexe ou inter-sexe ou a-sexué, quel serait le sens de cette distinction ?
Elles invitent aussi à repenser la place de l’humain parmi les espèces : qu’en serait-il du propre de l’homme si l’on pouvait recevoir des organes d’animaux génétiquement modifiés ou des prothèses faisant accéder à des nouveaux sens (par exemple l’équivalent du sonar des chauves-souris) ?
Le rapport à l’environnement est lui aussi bousculé : persuadés que la technique est toujours la solution, les transhumanistes invitent à résoudre la crise écologique grâce à des sauts technologiques, et pas par de la décroissance. C’est là un choix lourd de conséquences pour notre avenir.
Le transhumanisme interroge notre rapport à la technique et à nous-mêmes : que voulons-nous pour notre monde et que sommes-nous prêts à faire pour l’obtenir ? Et symétriquement : que ne voulons-nous pas et à quoi sommes-nous prêts à renoncer ? Le livre n’apporte pas de réponses tranchées, mais il aide chaque lecteur et lectrice à décider.
Auteur de l'article :
Docteur en philosophie et diplômé en sociologie, Stanislas Deprez est chargé de cours invité à l'Université catholique de Louvain et chercheur associé au centre ETHICS de l'Université catholique de Lille.