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couverture du livre

Bâtir la civilisation du temps libéré

Peut-on répondre au défi écologique dans une société basée sur le modèle productiviste du travail ?

Pour André Gorz, la réponse est négative, ce qui l'amène à défendre au contraire, le modèle d'une civilisation qui se serait libérée du travail...


Voir aussi : Travail



L’ouvrage regroupe trois articles d’André Gorz, publiés dans le Monde diplomatique entre 1990 et 2010. Pionnier de l’écologie politique, Gorz y précise ce qui fait la spécificité de son approche. 

Le propos acquiert un intérêt tout particulier aujourd’hui, alors que la reconnaissance de l’urgence écologique semble faire consensus sur la scène politique (du moins la « scène » en tant que lieu des discours manifestes et des déclarations publiques). Le projet unanimement affiché de réguler l’exploitation par l’homme de son environnement ne doit pas masquer la concurrence qui oppose plusieurs interprétations incompatibles du problème. Il existe en particulier une écologie libérale, comptant sur la possibilité d’instaurer des normes éthiques au sein du modèle de production capitaliste, et une écologie révolutionnaire, ou « écologie radicale » 1, celle que défend Gorz. 

I) Ecologie et révolution :

Dans « Leur écologie et la nôtre », Gorz distingue deux manières d’envisager les impératifs écologiques. Ils constituent pour certains une finalité politique ultime, ceux qui disent : L’important, c’est de ne pas saloper la planète 2. Ce type d’exigence est compatible avec l’organisation capitaliste de la production, qui l’intègre à sa manière : le respect de normes écologistes se traduit par une augmentation du coût de production des biens, elle-même répercutée sur les prix de vente. Dans ce cas, ce sont les consommateurs qui en payent le prix. Baisse du pouvoir d’achat et récession s’ensuivent. On comprend l’insuccès d’une écologie formulée en ces termes. Ses conséquences sociales sont néfastes : les productions polluantes deviennent des biens de luxe, les inégalités se creusent, etc. 

En régime capitaliste, c’est bien la croissance qui soutient la prospérité. Il faudrait alors choisir entre la préservation de l’environnement pour l’avenir et l’intérêt des sociétés présentes. Ce dilemme explique, justifie même, la réticence des volontés politiques.


Pour Gorz, l’exigence écologique ne suffit donc pas à orienter un projet politique conséquent. Elle n’a de sens que dans la mesure où elle détermine une vision alternative de l’organisation sociale, mettant en question le capitalisme lui-même. Il faut construire la collectivité de telle sorte que le respect de l’environnement n’entre plus en contradiction avec l’aspiration de tous à l’émancipation et à la justice :

Que voulons-nous ? Un capitalisme qui s’accommode des contraintes écologiques, ou une révolution économique, sociale et culturelle, qui abolit les contraintes du capitalisme et, par là-même, instaure un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement et à la nature ? Réforme ou révolution ? 3


Dans le second cas, la modification du rapport de l’homme à la nature n’est qu’une « étape » 4, l’un des aspects du renversement qui doit avoir lieu dans le rapport des hommes entre eux. Il s’agit, entre autre, de s’attaquer à la « mystification » 5 qu’entretient l’idéologie de la croissance, dressant les hommes les uns contre les autres dans une quête, tant égoïste qu’insatisfaisante, de jouissances toujours plus futiles. C’est une autre vision collective du bonheur qui doit être promue : Nous pouvons être plus heureux avec moins d’opulence, car dans une société sans privilège, il n’y a pas de pauvres 6.

II) Le temps libéré :

Dans les deux articles suivants, « Pourquoi la société salariale a besoin de nouveaux valets » (1990) et « Bâtir la civilisation du temps libéré » (1993), Gorz montre que cette révolution passe en particulier par une reconsidération de la valeur sociale et existentielle du travail. 


On assiste, dans l’ensemble des pays occidentaux, à un phénomène majeur : l’augmentation de la productivité est telle que la production de richesses, et même la croissance, ne requiert plus l’emploi des populations à temps plein. Cette situation inédite dans l’histoire de l’humanité met en question la cohésion des sociétés fondée jusqu’ici sur le travail, et détermine l’enjeu des politiques contemporaines :

Que doit-être une société dans laquelle le travail à plein temps de tous les citoyens n’est plus nécessaire, ni économiquement utile ? 7.


Une première réponse, que l’on pourrait dire « réactionnaire », consiste à refuser la libération du temps. La population devrait être à tout prix maintenue au travail. Comment faire en sorte que les quantités de travail économisées dans la production puisse être gaspillées dans des petits boulots dont la fonction principale est d’occuper les gens 8 ? L’idéologie du travail invite à traduire le problème en ces termes. La solution en découle : pour créer de nouvelles activités rémunérées, de nouveaux secteurs sont ouverts au salariat. C’est le cas de celui des services à la personne, par exemple. Il faut aussi des contrats de travail plus flexibles, contrats précaires ou à temps partiels.


Les effets pervers d’une telle politique sont facilement identifiables. L’emploi à temps plein devient le privilège de quelques-uns, alors que le salaire reste la principale source de revenu pour une majorité : la distribution injuste du travail va de pair avec celle des richesses. Par ailleurs, les nouveaux services à la personne ne répondent pas au modèle de la « substitution productive » qui définit l’utilité économique de la création d’emploi : transformant en travail rétribué des tâches auparavant assurées aussi bien et gratuitement, ils ne génèrent aucun bénéfice social. On achète aux salariés leur temps, sans que leur emploi ne crée de valeur ajoutée. En ce sens, Gorz parle à leur propos de « nouveaux valets » 9 : Acheter le temps de quelqu’un pour augmenter ses propres loisirs ou son confort, ce n’est rien d’autre, en effet, que d’acheter du travail de serviteur 10. Ce sont les salariés privilégiés, ayant un emploi stable et relativement bien rémunéré, qui peuvent recourir à ces serviteurs dont l’heure de travail doit être moins bien payée que la leur. L’inégalité sociale et économique entre ceux qui achètent les services et ceux qui les rendent devient ainsi le moteur du développement de l’emploi. 


Plus judicieuse est la réponse qui assume la fin de la « civilisation du travail ». Pourquoi ne pas accueillir la révolution du temps qui a lieu comme une possibilité d’émancipation ? L’augmentation de la productivité économique ouvre à l’homme la perspective d’une « civilisation du temps libéré » 11. Peter Glotz, homme politique allemand du SPD, propose certaines mesures en ce sens : diminution progressive du temps de travail, introduction d’un « revenu binôme » 12. Pour Gorz, elles impliquent une véritable révolution sociale, culturelle et existentielle. La vie ne doit plus être subordonnée au travail. Une culture fondée sur l’activité auto-déterminée, une culture du temps disponible et une culture des activités choisies 13,  doit relayer la civilisation productiviste. En premier lieu, il faut « civiliser » les activités libres : reconnaitre leur valeur sociale et leur offrir des cadres dans lesquels elles puissent s’organiser collectivement.


Voilà selon Gorz une vision susceptible de renouveler la vocation des politiques, et le sens de l’expression, « de gauche » :

Le travail d’une gauche, si gauche il doit y avoir, consiste à transformer cette libération du temps en une liberté nouvelle et en des droits nouveaux : le droit de chacun et de chacune de gagner sa vie en travaillant, mais en travaillant de moins en moins et de mieux en mieux, tout en recevant sa pleine part de la richesse socialement produite 14

Conclusion : L’écologie comme scène agonistique

Ces analyses de Gorz illustrent bien la thèse que soutient Chantal Mouffe dans l’Illusion du consensus. Elle montre en effet que, sous les valeurs qui font soit-disant consensus dans la modernité (comme celle de liberté et d’égalité), se cachent des positions antinomiques dont une politique démocratique devrait reconnaitre et assumer le conflit. A lire André Gorz, on comprend que l’écologie fait également partie de ces valeurs. Loin de constituer un consensus au sein duquel les questions n’appelleraient qu’une résolution technique, l’urgence écologique ouvre un champ agonistique où le clivage droite/gauche ne cesse d’être signifiant. C’est parce qu’elle assume cette frontière qu’elle trace entre un « eux » et un « nous » que l’écologie de Gorz peut être dite à proprement parler « écologie politique ». 

Auteure de l'article :

Lucie Doublet est docteure en philosophie. Elle a enseigné au lycée Mangin, au lycée expérimental du Temps Choisi, et reçu un prix au concours de poésie de la Sorbonne.

1 p. 9
2 p. 13
3 p. 12
4 Ibid.
5 p.19
6 Ibid.
7 p. 30
8 p. 50
9 p. 21
10 p. 35
11 p. 49
12 Il s’agit d’un revenu composé pour une part du revenu du travail, et pour l’autre d’un revenu social indépendant de l’activité salariée (p. 52). Gorz se réfère à l’article de Peter Glotz « Die Malaise des Linken » (Der Spiegel, Hambourg, n°51, 1987).
13 p. 24
14 p. 44