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couverture du livre

Economie de marché et inconscient

Trois questions adressées :
1. Comment l’économie de marché organise les désirs, fait émerger les marchandises et forme les prix ?
2. Quelles sont les structures inconscientes qui régissent l’entrepreneur, le cadre, le travailleur, l’économiste orthodoxe, le publicitaire ou encore le trader ?
3. La psychanalyse comme aventure intellectuelle et comme clinique intellectuelle, comment peut-elle répondre aux séductions et aux symptômes générés par l’économie de marché ?


Voir aussi : Psychanalyse


De Lacan à Claude Lévi-Strauss

Je mets de temps en temps mon nez dans un tas d’auteurs qui sont des économistes. Et nous voyons à quel point cela a de l’intérêt pour nous, analystes, parce que s’il y a quelque chose qui est à faire, dans l’analyse, c’est l’institution de cet autre champ énergétique, qui nécessiterait d’autres structures que celle de la physique, et qui est le champ de la jouissance.

Jacques Lacan (1991), L’envers de la psychanalyse

Quand Lacan conçoit l’économie comme un champ d’énergie psychique, un champ de jouissance, il dessine dans le langage de la psychanalyse un vaste domaine de recherche.

Ce domaine avait été déjà préparé par d’autres penseurs majeurs. Aristote avait ainsi lié jouissance et chrématistique, l’échange monétaire à but lucratif ; Adam Smith avait localisé l’émergence des préférences dans l’identification mimétique avec le prochain ; Karl Marx avait accompli avec le fétichisme de la marchandise une percée importante qui fut ensuite approfondie et radicalisée par Jean Baudrillard ; Marcel Mauss avait montré que tout don réciproque, tout échange, impliquait immanquablement une référence symbolique commune ; Claude Lévi-Strauss avait carrément identifié l’échange des femmes, inséparable de l’interdit de l’inceste et du passage de la nature à la culture, comme la matrice de toute forme d’échange.

Leurs perspectives fondatrices informent aussi Economie de marché et inconscient. Aucun de ces auteurs n’avait pourtant l’ambition d’une analyse systématique de l’économie de marché à l’aide de concepts assimilables à la psychanalyse, c’est-à-dire l’ambition d’une étude des pulsions ou des passions inconscientes qui structurent les émotions et les actes d’un sujet au-delà de ses réflexions conscientes.

Economie de marché et inconscient cherche à poser les prémisses d’une telle analyse systématique de l’économie de marché à l’aide de concepts psychanalytiques.

Psychanalyse du marché

En suivant les enseignements de Sigmund Freud et Jacques Lacan, le dernier marqué par sa rencontre avec la pensée de Claude Lévi-Strauss, ce livre identifie ainsi les forces qui poussent les hommes et les femmes à s’engager dans des échanges marchands qui promettent tant et qui tiennent si peu.

L’identification moïque avec l’image de l’autre spéculaire favorise l’émergence de marchandises iconisées dont la promesse d’une suspension de la castration symbolique ne vaut que pour l’instant euphorique de l’échange.

De retour dans son intimité, le sujet, seul devant les résistances de l’objet concret dans son contexte d’usage, fera rapidement à nouveau l’expérience des frustrations de la vie quotidienne. La déception qui en résulte relance la recherche de l’excitation euphorisante dans la répétition de l’échange.

L’économie de marché turbine alors au rythme d’un élan de retrouver l’objet perdu dans le reflet de la surface brillante des icônes marchandes chaque fois renouvelé et chaque fois déçu. C’est seulement par surcroît qu’elle produit aussi quelque valeur d’usage.

Chaque échange permet cependant le prélèvement d’une plus-value monétisée de la part de ceux qui savant créer, afficher ou distribuer les objets iconisés extraits des contingences de leur production et de leur consommation.


L’ubiquité et la persistance de ce phénomène s’explique par la nature du signifiant marchand : sa qualité d’icone autoréférentielle sans contexte et dépourvu de liens métonymiques ou métaphoriques avec d’autres signifiants promet en effet une voie privilégiée pour soulager la gêne d’une tension libidinale.

Comparé à d’autres activités signifiantes qui visent le même apaisement, par exemple la lecture, l’échange marchand promet plus et tient moins. Il promet plus, car en économie de marché l’excédent libidinal que Lacan appelle « l’objet a » s’attache aux signifiants marchands hautement codifiés plus facilement qu’à d’autres signifiants et les charge avec une lueur qui favorise leur fétichisation. Il tient moins, car la même codification se révèle réfractaire à tout travail efficace de subjectivation, seule source de soulagement libidinal selon Freud.

Pulsions et échanges

Économie de marché et inconscient explore ensuite de manière systématique les liens entre la dynamique inconsciente des pulsions, l’échange marchand, et sa représentation dans la théorie économique.

Freud, Mauss et Lévi-Strauss ont établi que tout échange opère un acte symbolique sous le regard d’un tiers validant, le père symbolique de la théorie psychanalytique. L’échange marchand en constitue la manifestation la plus abstraite. Dans un continuum d’échanges répétés et virtualisés le rapport au tiers validant se transforme.

C’est justement le processus de substitution de la métaphore paternelle par l’auto-organisation des individus qui permet au signifiant marchand de s’autonomiser, de se détacher de son contexte de production et de consommation et finalement de son support matériel. C’est ainsi qu’il devient icône.


Mais le monde économique génère d’autres formations de l’inconscient que le plus-de-jouir autour de marchandises iconisées. La production, la commercialisation et la théorisation de l’économie de marché produisent ainsi des structures comportementales et discursives particulières.

Ces dernières peuvent être mieux comprises à travers le prisme des quatre configurations principales, ou discours, qui définissent selon Lacan les formes du lien social. On rencontre ainsi l’entrepreneur-maître dont le message se mue en mensonge dès qu’il dépasse le périmètre de son entreprise, le cadre zélé qui jalouse secrètement la jouissance de l’ouvrier qu’il commande, l’économiste orthodoxe dont l’hystérie le fait jouir de la frustration de son public et le publicitaire-canaille qui utilise son peu de savoir pour manipuler plus sot que lui.

La figure du trader

Chaque configuration place un sujet dans une position particulière pour organiser la tension entre un excédent libidinal et un engagement communicatif. La pulsation la plus crue de la libido est pourtant générée par les structures qui régissent les agents d’échange eux-mêmes, les traders.

Si un discours propre au marché existe, il est à chercher ici. La formation et la déconstruction rapide de boucles autoréférentielles établies par mimétisme spéculaire entre collègues et concurrents s’impose alors comme principal mécanisme de signification. Surfant sur une charge pulsionnelle maximale, toujours à la limite, le trader est ainsi condamné à une hyper-vigilance physiquement et psychiquement éprouvante qui rend son parcours aussi intense que bref.

Si le trader comme figure emblématique de l’économie de marché produit des symptômes particulièrement nets, s’engager en économie de marché génère des manifestations cliniques de manière bien plus générale. Le symptôme principal, omniprésent en économie de marché, est l’angoisse. La sensation d’impuissance momentanée du sujet face au réel de la pulsion, protégé que par des conventions sociales locales et éphémères, n’est pas un effet secondaire indésirable de l’économie de marché, elle en est la condition constitutive et sa raison d’être.

Conclusion

Il y a un savoir analytique qui possède une utilité publique au-delà du savoir-faire clinique. Ce savoir, par exemple, est utile, voire nécessaire, pour démasquer la vacuité de certains discours qui dominent l’espace public et qui entraînent les égarés qui les écoutent dans un tourner-en-rond épuisant et stérile. Un tel engagement public n’ôte rien à l’éclosion d’une vérité personnelle dans le cadre privilégié d’une cure. Tout au contraire. ... Au fond, les théoriciens, cliniciens, patients et amis de la psychanalyse l’ont toujours su et sont, sur ce point, orientés par les plus grands tels Hegel ou Marx : une vérité qui chercherait à séparer le réel intime du réel social et politique n’en est pas une.

Jan Horst Keppler (2024), Économie de marché et inconscient

En conclusion, Economie de marché et inconscient dessine ainsi les contours d’une clinique du marché et ses implications pour une éthique de la psychanalyse. Le « temps réel » du marché abolit la recherche d’une adéquation entre l’expérience sensible et son intégration dans un réseau cohérent de représentations. Les structures signifiantes sont fragilisées par des nuées de traces éphémères et une hybridation sémantique qui cautionne la coexistence des incompatibles. Les différents phénomènes se conjuguent pour favoriser l’entropie d’un désir qui, autrement, aurait pu constituer un rempart contre l’angoisse.

Logiquement, l’économie de marché génère ainsi des nouvelles demandes de soutien au sujet, dans le domaine de la clinique analytique comme ailleurs. La psychanalyse doit répondre à ces demandes à la fois dans le cadre de la clinique individuelle et du sujet et à travers un engagement dans la Cité où sa puissance de démasquer les faux discours et de rappeler la nécessité d’espaces qui favorisent l’émergence de structures symboliques renouvelées.

Quoiqu’en soit la forme particulière choisie pour cette engagement, toute clinique du marché visera à relativiser l’absolu factice des icônes marchandes pour réintroduire le ou les signifiants flottants qui négocient le manque comme le roc de l’expérience subjective et du désir.

Auteur de l'article :

Jan Horst Keppler est professeur d’économie à l’Université Paris Dauphine-PSL et membre du Cercle international d'anthropologie psychanalytique (CIAP).