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couverture du livre

Scepticisme et inquiétude

Le sceptique doute de tout ; cela signifie-t-il pour autant qu'il est profondément angoissé ? Ou cela le libère-t-il, de manière paradoxale, de ses peurs ?

Pour répondre à cette question, l'auteure convoque, en particulier, la figure de Montaigne..


Un scepticisme inquiétant plus qu’inquiet

Le philosophe sceptique, dès l’Antiquité, alors même qu’il prétendait de manière paradoxale procurer la tranquillité de l’âme au moyen du doute, a suscité beaucoup d’inquiétude auprès des philosophes. Qu’il ne parvienne pas à ses fins ne pouvait contribuer qu’à couvrir de ridicule l’entreprise sceptique ; mais qu’il y parvienne en faisant l’économie de la conquête de la vérité, et même en se passant de croyances, pouvait être bien plus redoutable. 

C’est pourquoi, d’une certaine façon, la méprise concernant le scepticisme philosophique repose dès sa naissance sur une appréhension confuse de ce qu’il est vraiment : non pas une une provocation intellectuelle compatible avec un conformisme social, mais un cheminement qui libère l’âme de ses troubles, sans avoir besoin d’adhérer fermement à aucune croyance ou opinion.

Douter n’est pas croire

Ce livre, centré sur le scepticisme de Montaigne, s’emploie à montrer à quel point la version modernisée des scepticismes antiques, pouvait apparaître subversive, et par conséquent inquiétante pour des têtes « bien pleines » autant que « bien pensantes », soucieuses de préserver les valeurs fondatrices de la morale et de la religion chrétiennes. Car dans les Essais naît une figure d’un philosophe sceptique, délesté de l’inquiétude, pour s’être libéré d’un attachement indéfectible à l’égard de ses opinions et croyances. 

Loin de promouvoir un scepticisme chrétien (comme Jean-François Pic de la Mirandole, ou Agrippa de Nettesheim), le scepticisme de Montaigne apparaît donc comme révélateur d’un esprit qui, comme Nietzsche le célébrera, a su s’affranchir des prisons de la foi, sans toutefois, à la différence de Pyrrhon, fondateur du scepticisme, remédier à l’inquiétude par l’administration du « doux pavot » du doute. Par la promotion d’un relâchement de son rapport à ses propres croyances et opinions, le sceptique évite à la fois l’agitation fiévreuse et la léthargie de l’ennui. Son éthique repose sur une nonchalance apaisante (exprimée par la métaphore du « mol oreiller du doute ») qui constitue une sorte d’appel à une insouciante légèreté dans la traversée de l’existence, qui scandalisera un autre grand lecteur de Montaigne : Pascal. 

Désirer dans l’incertitude

Cette désinvolture philosophique qui se présente comme la remédiation la plus efficace face aux troubles de l’existence, mérite néanmoins d’être considérée sérieusement, non seulement dans son rapport polémique avec l’augustinisme (pour lequel l’âme ne trouve de repos qu’en Dieu), mais aussi en écho avec le non-agir tranquille de la philosophie chinoise taoïste.

D’une part, le scepticisme de Montaigne offre un schéma pour vivre dans l’incertitude, en rupture avec la manière occidentale de penser le rapport de l’esprit avec le corps, les fondements de l’action, et l’émergence de valeurs morales. D’autre part, cette manière de vivre l’agitation, en tant qu’elle est prise dans la dynamique du désir, est analysée d’une manière diamétralement opposée à toute aspiration religieuse à regagner le foyer divin et originaire du fond des choses dont nous nous serions séparés par notre faute. L’homme, compris comme n’ayant aucune communication avec l’être, n’ayant à ne regretter aucune perte, ni à se réformer, est au contraire incité à avoir le courage d’accepter qu’il est vide, inconsistant, et qu’il doit se contenter d’errer, sans destination. 

Pour le sceptique, l’homme est celui qui se satisfait de la quête d’objets du désir, alors même qu’il n’est jamais sûr de les atteindre, parce qu’ils engagent le corps et l’esprit dans d’interminables détours qui ravissent son âme. Au sein de cette configuration à la fois érotique et cynégétique de l’existence, l’Odyssée sceptique, à l’opposé du parcours nostalgique de l’Ulysse chrétien, recherche l’étrangeté qui aiguillonne, et invite à l’exploration indéfinie et toujours inachevée du monde, d’une manière qui exclut tout retour à Ithaque, que ce soit sur le plan de la transcendance ou celui de l’immanence. 

La palette sceptique des usages du monde

Enfin, contrairement à une idée reçue, le sceptique n’est pas la figure de celui qui se détourne de l’extériorité, pour trouver refuge en lui-même, mais celui qui a besoin de cette ouverture au-dehors pour se constituer une identité personnelle dans l’interaction avec les autres hommes. La fréquentation du monde, et la réflexion qu’elle occasionne — réflexion comprise au sens spéculaire, mimétique— est la condition de sa réappropriation subjective. 

Toutefois, si la fameuse métaphore de « l’arrière-boutique » de Montaigne ne prend sens qu’à partir du commerce du monde, il n’en reste pas moins vrai qu’il faut se protéger du monde, afin d’en atténuer la brutalité. Les circonstances nous obligent parfois, si l’on veut que l’instabilité demeure plaisante, à réaménager notre manière de nous y rapporter, au moyen de procédés rhétoriques qui, par le biais d’une raison fabulatrice, confondue avec l’imagination, permettent de réenchanter le réel. 

Les travaux d’Hans Blumenberg, auteur d’une anthropologie sceptique (Description de l’homme) sont alors particulièrement fructueux pour éclairer cette conjonction entre philosophie et poétique : l’inquiétude née de la métaphysique ne conduit pas à renoncer à toute réponse, mais à transfigurer le questionnement. A partir du moment où l’homme se découvre comme toujours autre, et « sans raison », toutes ses ressources dépendent des rencontres (des conditions fortuites de son existence) et de l’usage de sa culture. Par des biais discursifs, au sein de l’agitation propre à notre condition, le sceptique se soustrait aux tourments de l’inquiétude, sans jamais avoir honte des expédients inventés, et tente de se réjouir au sein « la branloire pérenne » du monde, ou au moins de demeurer l’âme en paix.


Dans la continuité du scepticisme antique, le scepticisme moderne n’est donc pas une philosophie de l’inquiétude, mais bien une philosophie qui, au moyen du doute, remédie à l’inquiétude

Auteure de l'article :

Sylvia Giocanti, enseignante-chercheuse en philosophie à l'Université Jean Jaurès de Toulouse.