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couverture du livre

Les configurations du nihilisme

Cet ouvrage s'attache à explorer les différentes facettes du nihilisme : en politique, philosophie, art, culture...

Il restitue toute la profondeur historique de ce phénomène, qui finit par trouver son point culminant au XXème siècle mais s'appuie sur une longue tradition.


A quoi bon ? 

Le nihilisme semble familier à notre conscience collective moderne, même si le sens de ce terme reste vague. En effet, on parvient encore à se souvenir des « nihilistes » russes, révoltés ou terroristes désespérés qui assassinèrent le tsar Alexandre II, alors que, précisément, il avait entrepris de considérables réformes – l’abolition du servage, par exemple. Mais ces réformes restaient, à l’évidence, timides, et les « nihilistes » les jugèrent aussitôt insuffisantes. Le terme connotait le fait qu’ils étaient prêts à risquer leur vie en supprimant celle de leur adversaire, qu’ils n’avaient donc plus rien à perdre. 

Un fragment de l’Internationale dit bien la configuration au sein de laquelle l’évocation du « rien » prend place : Nous ne sommes rien, soyons tout – l’inflexion est alors bien plus positive, puisqu’un avenir est envisagé au-delà du sacrifice des vies, non plus dans le meurtre risqué, mais dans une aliénation dont on peut sortir en construisant patiemment les conditions d’une révolution. Cette dernière peut bien exiger des « sacrifices », mais, justement, ils ne sont plus désespérés.

Cet aspect politique de la mémoire nous masque finalement l’importance de la notion de néant dans toute la tradition de pensée occidentale qui désormais fait face à la question qui en érode tous les enthousiasmes : à quoi bon ? 

Le siècle du nihilisme 

Le XXe siècle pourrait être caractérisé comme le siècle du nihilisme à plus d’un titre : non seulement il fut l’époque où les génocides se sont succédés, arménien, ukrainien, juif, cambodgien, rwandais – sans compter les formes génocidaires de certains conflits, en Bosnie, par exemple –, mais il fut aussi celui où la pensée philosophique s’est confrontée directement à la question du néant : la pensée de Heidegger a pour pilier l’idée de néantisation comme processus responsable de l’ensemble de notre rapport au monde qui s’exprime à travers le phénomène de l’angoisse qui n’est pas la simple inquiétude (Sartre n’avait-il pas résumé les choses sous le titre de son ouvrage paru en pleine Seconde Guerre mondiale, L’être et le néant, qu’on pourrait entendre comme une ultime alternative à la Hamlet).


Ce siècle ne s’est-il pas ouvert sur une guerre où la prépondérance de l’artillerie réduisait presque à néant les soldats survivants fantomatiques d’un champ de bataille devenu purement et simplement informe ? Les réflexions de Max Scheler sur l’anthropologie philosophique, au lendemain de la Première Guerre, en témoignent. 

La pensée et l’œuvre littéraire de Camus se développent comme une constante résistance à la tentation d’interpréter le sentiment de l’absurdité ou de la vanité de l’existence comme un néant des valeurs – si ces valeurs n’ont plus de fondement précis, ou si la croyance en général à un tel fondement stable et pérenne est désormais ruinée, à quoi bon vivre ? Si tout se vaut, rien n’a plus véritablement de valeur. 

Même en art, les effets de cette tendance se manifestent aussi bien dans la peinture – tableau noir sur fond noir d’Ad Reinhardt qui prenait la suite du suprématisme de Malevitch (carré blanc sur fond blanc) – que dans la musique où Schönberg, comme Camus, chercha à faire front contre la menace d’un effondrement total ou d’une réduction au silence. 

Bref, le « nihilisme » fait figure de hantise : il rôde derrière chaque atrocité, comme un défi lancé à ceux qui voudraient néanmoins survivre, comme une gageure face à toute tentative de reconstruction – no future a bel et bien été un slogan repris par divers groupes dans la mouvance musicale, mais bien au-delà aussi. 

Un enracinement profond

Il fallait rendre compte de ces multiples échos modernes et contemporains d’un thème qui s’est fait jour en philosophie au XIXe siècle, chez Stirner comme chez Nietzsche qui fut le premier à en faire une composante inévitable de l’évolution de la culture en général. C’est largement ce à quoi l’ouvrage s’est attaché.

Mais la présence obsédante de la notion dans la modernité ne saurait faire oublier la tradition, moins bien perçue, où s’enracine depuis deux millénaires la constellation du nihilisme. 

C’est aussi l’ambition de ce recueil que de faire apparaître la profondeur de cet enracinement : dans les courants gnostiques qui parcoururent la formation du christianisme au début de notre ère, dans les multiples et foisonnants courants millénaristes de la fin du Moyen Âge, dans les hérésies antinomistes (qui ont prôné une inversion des valeurs, une sainteté du mal, en quelque sorte), dans les replis profonds des diverses convulsions religieuses et dans les cruautés patentes des guerres dites « de religion » – le christianisme a pour fondement une promesse, celle du salut, de la rédemption ; or si la réalisation de cette promesse est indéfiniment différée, si la venue du Royaume est repoussée à la fin des temps, comment endurer la vie dans la « vallée de larmes » à laquelle ressemble notre existence ?


 Les débats sont considérables, depuis plus de deux millénaires sur l’idée d’une creatio ex nihilo précisément : quel sens donner à ce « rien » précédant toute œuvre, toute action créatrice ? Leibniz reposait d’ailleurs la question de manière tranchée : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » – certes, il ne manquait pas d’arguments pour répondre à cette alternative radicale, mais, justement, l’étayage de ses raisonnements n’est plus spontanément le nôtre, tandis que la question peut actuellement conserver toute sa dureté, et nous être posée de nouveau.

L’ouvrage n’a pas eu pour ambition d’y répondre, mais de montrer à quel point notre tradition philosophique, poétique, mystique a constamment laissé transparaître l’inquiétante présence de pareille interrogation qui prend de multiples formes et ne se laisse pas si facilement cantonner au seul domaine des « questions ultimes », métaphysiques en quelque sorte. 

Conclusion 

Le nihilisme est effrayant précisément parce qu’il prend très souvent des allures très concrètes, parce qu’il peut se manifester dans un « sentiment », une « impression », des « attitudes », des « conduites » aussi bien individuelles que collectives. Le projet de ce livre était d’alerter sur cette présence inquiétante en en montrant plusieurs ramifications effectives dans notre histoire.

Auteur de l'article :

Marc de Launay, chercheur au CNRS en philosophie, traducteur et éditeur