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couverture du livre

Voir son steak comme un animal mort

Comment peut-on à la fois déclarer aimer les animaux et manger un steack ? L'auteur se penche sur ce paradoxe, et son origine, la dissonance cognitive.

Y a-t-il moyen de sortir de cette illusion ?



Lorsque que Voir son steak comme un animal mort est paru en 2015 chez Lux Éditeur, sa réception a dépassé mes attentes : un édito dans Libération, de nombreuses conférences au Québec et en Europe et même un petit film d’animation. Mon approche du véganisme sous l’angle de la psychologie morale avait manifestement trouvé son lectorat.

La question qui avait motivé ce livre était assez provocatrice : comment peut-on ne pas être végane ? Je venais de découvrir la force des arguments contre l’exploitation animale et je m’interrogeais sur leur si faible écho, en particulier chez les intellectuels. Comment analyser la résistance psychologique aux changements que promeut le véganisme ? Mais je voulais également donner les clés pour juger de la pertinence de ces fameux arguments. J’espérais enfin convaincre quelques lecteurs de modifier leurs croyances et, pourquoi pas, leurs pratiques (je dois dire que c’est arrivé !).

Le consensus en éthique animale

Le premier chapitre présente l’argument pro-végane en éthique animale. Il part de la déclaration de Cambridge sur la conscience des animaux non humains – pas nécessairement tous, mais assurément les vertébrés et les poulpes. Cela signifie qu’ils sont capables de ressentir, d’éprouver du plaisir ou de la douleur, ou des émotions comme la peur ou la surprise. Or, si ces êtres sont sensibles, de nombreux philosophes vont les considérer comme des patients moraux, c’est-à-dire des entités à qui l’on peut faire du tort.

J’examine comment les trois grandes théories morales donnent des raisons sérieuses de devenir végane, qu’il s’agisse d’avoir de la compassion pour les plus vulnérables (éthique de la vertu), de respecter une norme fondamentale de justice (déontologisme) ou de promouvoir le bien-être de tous les patients moraux (utilitarisme). Je présente également la Zoopolis de Sue Donaldson et Will Kymlicka et l’approche écoféministe. Si les philosophes ne s’entendent pas forcément sur les raisons ultimes de se soucier des animaux ni sur des sujets complexes comme l’expérimentation ou l’intervention dans la nature, il existe néanmoins un consensus pour dénoncer leur exploitation, en particulier pour ce qui concerne l’alimentation, la mode vestimentaire et le divertissement.

L’argument environnemental

En éthique environnementale, les raisons d’embrasser le véganisme ne proviennent pas de la souffrance ou du droit des animaux. L’argument peut être de nature purement anthropocentriste : la plupart du temps, l’élevage a un impact sur la biodiversité, la pollution, le gaspillage des ressources et les émissions de GES. (On est en 2015, et il faut le répéter parce que les gens font mine de rien et croient fermement que viande bio = bon pour l’environnement.)

Pour ce qui concerne l’alimentation, passer à un régime végétalien comme le préconisent de nombreux environnementalistes semble la meilleure chose à faire : cela envoie un signal clair aux autres (il faut promouvoir ce régime) et s’il existe sans doute quelques produits animaux à très faible impact, il parait plus simple de s’en tenir à une règle générale (conséquentialisme de la règle). En fait, peu importe notre comportement personnel, nous devrions rationnellement désirer que les autres cessent de consommer de la viande et du fromage.

Dissonance cognitive

Mais nous sommes rarement rationnels, comme le montre la psychologie morale de notre relation aux animaux exploités. En particulier, les recherches sur le paradoxe de la viande – aimer à la fois les animaux et son steak – indiquent comment les gens peuvent modifier leurs croyances pour conserver certaines pratiques. Ils se persuadent par exemple facilement que les animaux de consommation (par différence avec les animaux sauvages ou de compagnie) ne souffrent pas tant que ça.

Ce troisième chapitre, qui est souvent le préféré des lecteurs, est construit autour d’objections courantes au véganisme. On peut les analyser comme autant de tentatives, plus ou moins habiles, de se rassurer sur la nécessité et la moralité de la consommation d’animaux : ce serait dans notre nature, dans notre culture, les véganes seraient sectaires, etc. La notion de carnisme permet de nommer l’idéologie qui légitime qu’on ne prenne pas en compte les intérêts des animaux.

Le véganisme est un humanisme.

Le dernier chapitre qui s’ouvre avec la défense de l’abolitionnisme par la philosophe Valéry Giroux est plus politique. Il convoque aussi l’histoire et la sociologie. Je distingue un humanisme inclusif qui tend à se préoccuper du sort des animaux non humains d’un humanisme exclusif qui déduit du constat d’une exception humaine à la légitimité d’un suprématisme humain. Cette seconde forme d’humanisme se confond alors avec le spécisme qui considère que l’espèce d’un individu – plutôt que sa capacité à ressentir – est un critère moralement pertinent.

Existe-t-il des liens entre le spécisme et d’autres types de discriminations comme le racisme ou le sexisme – qui ont d’ailleurs inspiré le concept de spécisme ? Les analyses en termes d’intersectionnalité et de privilèges nous invitent à analyser les relations entre différentes discriminations intra-humaines (citons également le capacitisme, le classisme et l’âgisme) et celle, spéciste, que les humains exercent sur les autres animaux. Par ailleurs, plusieurs études en psychologie sociale suggèrent qu’il existe une sorte de grammaire générale de la domination qui joue à la fois contre les animaux et contre les humains qui sont en bas des hiérarchies sociales.

Pour conclure, je me permets d’imaginer un progrès moral, à savoir l’extension de ce que Peter Singer nomme le cercle de la moralité à l’ensemble des êtres sensibles.


PS : Introduction et extraits du chapitre 3.

Pour celles et ceux qui voudraient approfondir ces questions en français, je recommande de consulter l’Amorce, une revue en ligne contre le spécisme.

Auteur de l'article :

Martin Gibert, chercheur en éthique de l'intelligence artificielle à l'Université de Montréal. En savoir +