Résumé d'Ou bien... ou bien (page 4)
Certes, on peut par caprice effectuer certaines choses, mais la seule chose qui en vérité donne de l’importance à la vie t’échappera, tu gagneras peut-être le monde entier, et tu te perdras toi-même
1.
On comprend maintenant à présent pourquoi le point crucial n’est pas de choisir telle ou telle chose particulière, telle ou telle action qui aurait telle ou telle conséquence. Le vrai choix, celui qui conditionne tous les autres, est celui que chacun doit effectuer, en son âme et conscience, sans possibilité d’y échapper, sans fuite possible, entre deux modalités d’existence, deux conceptions de la vie d’où tout découlera, et en particulier la possibilité même du choix : On doit donc vivre, ou bien esthétiquement, ou bien éthiquement
.
Au sens strict, on ne peut pas dire que la vie esthétique soit le résultat d’un choix : Celui qui vit esthétiquement ne choisit pas
. L’esthéticien est plutôt celui qui fuit le choix, et le sérieux qu’il exige, sa vie est le résultat d’une fuite, dans le caprice, le plaisir et la mauvaise foi.
De ce fait, il suffit d’affronter le choix avec courage, avec sérieux, pour choisir l’éthique :
Si seulement on peut mener un homme au carrefour de manière à ce qu’il n’y ait aucune autre issue pour lui que le choix, alors il choisira juste.
L’éthique est précisément l’élément qui fait qu’un choix est un choix
: ici seulement, on cesse de basculer d’un désir éphémère à un autre, de se laisser porter par les divers accidents de la vie, ici seulement on trouve quelque chose comme une volonté :
Il s’agit moins de choisir entre les deux propositions : « vouloir le bien ou vouloir le mal », que de choisir « vouloir », mais par cela le bien et le mal sont posés de leurs côtés.
Et il rajoute ce qui importe n’est pas autant la réflexion que ce baptême de la volonté
.
Il faut donc avoir le courage de s’exposer à ce dilemme, entre les deux types d’existence. Le plus tôt est le mieux : il est dangereux de repousser ce moment puisque plus le temps avance, plus difficile est le choix ; car l’âme se trouve sans cesse dans l’une des parties du dilemme, et il devient donc de plus en plus difficile de se dégager
.
N’y aurait-il pas une autre solution ? Ne peut-on imaginer quelque chose qui permettrait d’échapper à ce dilemme ? Par exemple, une solution qui concilierait les deux types d’existence, une synthèse qui reprendrait le meilleur de celles-ci ?
Non, et c’est l’occasion pour Kierkegaard de s’attaquer à la notion de synthèse (ou encore de médiation) hégélienne.
Hegel n’est pas ici nommé, mais c’est lui que Kierkegaard vise implicitement. C’est dans cet ouvrage qu’on trouve la première critique de cet auteur, mais celle-ci sera développée dans d’autres livres (Craintes et tremblement, Le Concept d’angoisse…) jusqu’à atteindre son paroxysme dans le Post-Scriptum aux Miettes philosophiques. Hegel devient peu à peu une obsession pour Kierkegaard, qui finira par s’en prendre à lui avec une ironie féroce, une violence peu habituelle dans les ouvrages de philosophie, allant jusqu’aux arguments ad hominem.
Hegel, on le sait, propose une philosophie basée sur la notion de synthèse (Aufhebung, terme allemande qui signifie à la fois « dépasser » et « conserver »). Pour résumer : par la synthèse, la médiation hégélienne, deux contraires, deux moments opposés, se concilient dans un troisième moment qui les rassemble et les dépasse. Ce qu'on résume parfois, grossièrement, ainsi : thèse, antithèse synthèse.
C’est la dialectique, l’introduction du mouvement dans la logique, qui permet à la conscience de parcourir différents stades, du savoir sensible immédiat au savoir absolu, décrits dans la Phénoménologie de l’Esprit.
C’est là un principe universel : toute chose pour Hegel est prise dans un processus dialectique, qui l’amène à se confronter à son contraire et à être dépassé vers un troisième terme. C’est un processus nécessaire dans l’Histoire, donc une sorte de déterminisme auquel on ne peut échapper.
Or s’il y a une synthèse ou une conciliation pour tout, il n’y a pas de dilemme, il n’y a pas de choix au sens kierkegaardien du terme. On ne doit pas choisir entre deux types d’existence, éthique ou esthétique, mais la vérité de ce dilemme est en fait son dépassement vers une troisième forme d’existence qui unira ces deux formes-ci.
Ethique et esthétique constituent-elles la thèse et l'antithèse, qui devraient être dépassées harmonieusement dans une synthèse réconciliatrice, venant effacer le caractère tragique du choix ?
La dialectique hégélienne supprime le dilemme kierkegaardien, et c’est ce dont Kierkegaard ne veut surtout pas. Pour lui, il s’agit d’un choix absolu, qui fait au contraire exploser la belle mécanique huilée hégélienne, la dialectique.
Kierkegaard le sait : il doit procéder à une critique en règle de la dialectique hégélienne, afin de fonder la légitimité philosophique de sa position, et c’est la tâche à laquelle il va s'atteler à présent.
En un sens, il est confronté au même problème que Kant, lorsque celui-ci essaie de concilier le déterminisme qu’on peut observer dans l’Histoire, et la liberté qui doit exister dans l’individu, afin que la morale ait un sens. Ce dernier sort de cette apparente contradiction en distinguant le plan des phénomènes et celui des noumènes ou choses en soi. Ces deux théories sont donc compatibles : le déterminisme caractérise le plan des phénomènes, la liberté celui des noumènes.
De la même manière, Kierkegaard va concilier l’apparent déterminisme dialectique hégélien qu’on peut observer dans l’Histoire avec sa notion de libre choix absolu, en montrant qu’il y a deux niveaux d’explication différents. Ces deux doctrines sont également vraies, tout dépend du point de vue dans lequel on se place.
1 Les références des citations sont disponibles dans l'ouvrage Kierkegaard : lecture suivie