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couverture du livre

Résumé de : Difficile liberté

Dans cet ouvrage, un recueil de différents articles publiés dans les années 50 à 70, Lévinas s'interroge sur la liberté, l'identité juive, la conscience morale, la Rédemption...

Autant de thèmes qui nous dévoilent toute la complexité de sa pensée.

Voici une lecture au fil du texte de ce livre...



Introduction

À la différence de plusieurs autres ouvrages d'Emmanuel Lévinas, Difficile Liberté ne présente pas les thèses du philosophe de manière systématique : il s'agit au contraire d'un recueil d'articles publiés dans différentes revues (Évidences, Esprit, Information Juive, Age Nouveau), et d'allocutions prononcées à l'occasion de journées d'études ou d'émissions de radio.

Le livre ne se déroule donc pas comme une démonstration suivie, dont les étapes se succéderaient de chapitre en chapitre : il se compose de textes variés, de difficulté et de longueur inégale, destinés à des lecteurs ou auditeurs différents, rédigés à des dates différentes (entre 1951 et 1975), à l'occasion d'événements marquants (notamment des publications d'ouvrages). Il n'en demeure pas moins, au-delà de cette apparente diversité, une grande convergence de thèmes qui s'articulent autour d'une préoccupation centrale :

Qu'est-ce que l'identité juive ?

Les différents textes de Difficile Liberté ont tous en commun de s'interroger sur cette identité, sur la « conscience juive », et plus fondamentalement encore sur l'« être juif ». Ce n'est donc pas sans raison que le titre du livre est suivi du sous-titre « Essais sur le judaïsme », invitant le lecteur non seulement à mettre en rapport judaïsme et liberté, mais encore à se souvenir - non sans gravité - que dans ce rapport même, liberté n'a jamais rimé avec facilité, mais bien plutôt avec responsabilité.

On pourrait croire que la réflexion de Lévinas, au vu de son objet, serait bien en peine de susciter un quelconque intérêt en dehors de la communauté juive, en l'occurrence auprès d'athées militants ou de chrétiens convaincus. Qu'on se détrompe... La réflexion de Lévinas plonge au cœur de l'être, sans craindre de se placer sur un plan ontologique, et le lecteur est vite amené à découvrir que la conscience juive fraye de très près avec la conscience morale, dans toute son universalité, une conscience dont tout être humain respectueux d'autrui devrait pouvoir se réclamer.

En effet, qui pourrait demeurer étranger au défi éthique que lance Emmanuel Lévinas, dans une civilisation occidentale déchirée par deux guerres mondiales, par l'hitlérisme, le stalinisme, et aujourd'hui menacée par le terrorisme, le chômage et la montée de la famine dans les pays du Tiers-Monde ?


Dans un premier temps, notre exposé s'appliquera à présenter l'articulation des thèses de Lévinas sur l'identité juive, identité qui peut être définie de manière « externe », c'est-à-dire par opposition à d'autres types de sensibilités (paganisme, christianisme, athéisme...) mais également de manière « interne » : on s'interrogera alors sur les caractéristiques propres de la conscience, de la culture et de la religion juives.

Dans un deuxième temps, l'auteure de ces lignes cherchera à poser une problématique soulevée dans Difficile Liberté, à savoir la Rédemption, en essayant de trouver ses prolongements dans la pensée juive et dans la pensée chrétienne.


L'objet du présent dossier de lecture n'est pas de présenter la pensée du philosophe Lévinas telle qu'il l'expose, de manière systématique, dans Totalité et Infini, mais seulement, en préliminaire, de préciser brièvement la manière dont il se situe par rapport aux auteurs fondamentaux de la pensée occidentale : en effet Lévinas évoque ici ou là certaines positions philosophiques, dans Difficile Liberté, notamment dans la toute dernière partie du livre, intitulée « Signature ».

Lévinas s'affirme redevable de plusieurs grands maîtres de la philosophie occidentale, de Platon à Heidegger, même s'il tente une échappée particulièrement originale de la métaphysique vers l'éthique.

Ouvrir la philosophie à l'idée d'Infini

En effet, il dénonce avec insistance la pensée occidentale comme « pensée de la Totalité » et comme « pensée du Même » au mépris de l'idée d'Infini. Son projet est de promouvoir la « relation éthique » comme alternative à la métaphysique, en fondant sa philosophie sur l'expérience fondamentale de la présence d'autrui, en particulier à travers la contemplation de son visage (on doit à Lévinas de magnifiques pages sur le thème du visage) :

Autrui n'est pas une réédition du Moi ; en sa qualité d'autrui, il se situe dans une dimension de hauteur, de l’idéal, du divin, et par ma relation à autrui, je suis en rapport avec Dieu 1

Le visage de mon prochain a une altérité qui n'est pas allergique, elle ouvre l'au-delà 2. On est loin, ici, de l'ontologie heideggérienne, de « l'existence sans existant », de « l'exister anonyme », de l'horrible neutralité de l'il y a, qui jamais ne mène de l'existence à l'existant et de l'existant à autrui 3. Pour Lévinas, à la compréhension heideggérienne de l'être de l'étant - se substitue, comme primordiale, la relation d'étant à étant qui ne revient pas cependant à un rapport entre sujet et objet, mais à une proximité, à la relation avec autrui 4.

Renoncer à la « Totalité »

Certes, la pensée de la « Totalité » fait l'objet d'une analyse systématique dans Totalité et Infini - que nous n'aborderons pas ici - , mais Lévinas y fait plusieurs fois allusion dans Difficile Liberté. Retenons-en quelques points qui nous ont paru importants.

Tout se réduit, [...] pour la cosmologie antique, au monde ; pour la théologie médiévale, à Dieu ; pour l'idéalisme moderne, à l'homme, explique Lévinas qui, pour sa part, refuse de figer Dieu, l'homme et le monde dans des concepts, de les réduire à des totalités thématiques homogènes, susceptibles de faire l'objet de traités de métaphysique : pour lui, au contraire, Dieu, l'homme et le monde entrent dans un jeu de relations qui les font sortir des systèmes philosophiques pour les rendre à leur réalité, à la vie.


La pensée de Lévinas, pourrait-on dire, est une pensée de la relation, du contact entre Dieu, Moi, Autrui, et c'est sans doute dans le texte consacré à Franz Rosenzweig que s'exprime le mieux l'auteur de Difficile Liberté à cet égard : Le lien qui rattache Dieu au monde [...] est création. La relation entre Dieu et l’Homme, dans le même esprit, est révélation. Entre l'Homme et le Monde [...] le rapport est Rédemption. [...] Dieu « et » l'Homme, c'est Dieu pour l'Homme, ou l'Homme pour Dieu.

L'essentiel se joue dans ce pour, où vivent Dieu et l'Homme, et non pas dans ce « et », visible aux philosophes 5. Là, [...] le rapport n'est jamais pensé, mais réalisé. Il n'en résulte pas un système, mais une vie.

En conséquence, Lévinas préfèrera, au totalitarisme de la philosophie 6, la religion, non pas au sens institutionnel du terme, mais au sens étymologique :

La religion, avant d'être une confession, est la pulsation même de la vie où Dieu entre en rapport avec l'homme, et l'homme avec le monde. Religion, comme trame de l'être, antérieure à la totalité du philosophe 7.


Renoncer à la « totalité », c'est également refuser le verdict du célèbre « Sens de l'Histoire » hégélien. Thème qui hante Lévinas au détour de nombreux articles, pour la bonne raison que le totalitarisme politique repose sur un totalitarisme ontologique 8, qui consiste à croire que les êtres n'ont pas de sens, si ce n'est à partir du Tout de l'histoire, qui mesure leur réalité et englobe tous les hommes, les Etats, les civilisations, la pensée elle-même et les penseurs 9.

Dans cette perspective, le singulier n'est intelligible que par rapport à l'universel, où il se fige et finit par renoncer à sa singularité. L'Histoire universelle est la suprême juridiction des histoires particulières :

Ce prestige de l'histoire est vécu par chacun de nous dans la préoccupation constante de ne pas se trouver en opposition avec le sens de l'histoire, ce qui revient, en fin de compte, à demander aux événements le sens de notre vie 10. Dès lors, l'histoire est la mesure de toute chose.


Pour Lévinas, cette conception demeure irrecevable parce qu'elle place la morale du côté des vainqueurs, la raison du côté du plus fort :

Ecrites par les vainqueurs, méditées sur les victoires, notre histoire et notre philosophie de l'histoire annoncent la réalisation d'un idéal humaniste tout en ignorant les vaincus, les victimes et les persécutés, comme s'ils n'avaient aucune signification [...] Humanisme des superbes ! 11

Comment une telle conception pourrait-elle être acceptée par un membre du peuple juif, que l'histoire a maltraité pendant vingt siècles, et pour qui, naturellement, l'indépendance à l'égard de l'histoire affirme le droit que possède la conscience humaine de juger un monde mûr à tout moment pour le jugement, avant la fin de l'histoire et indépendamment de cette fin, c'est-à-dire un monde peuplé de personnes 12 ?

A propos du peuple hébreu, Lévinas précise en effet : Ce n'est pas parce qu'il a miraculeusement survécu qu'il s'arroge une liberté à l'égard de l'histoire. C'est parce que, d'emblée, il a su refuser la juridiction des événements qu'il s'est maintenu comme une unité de conscience, à travers l'histoire 13.

Auteure de l'article :

Auteure de romans, de nouvelles, d'articles dans différentes revues, Florence Euverte a co-fondé les éditions Inédits, qui proposent un accompagnement dans la réalisation et la publication de livres collaboratifs.

1 p. 33
2 p. 34
3 p. 407
4 p. 408
5 p. 265
6 p. 260
7 p. 264
8 p. 289
9 p. 262
10 p. 278
11 p. 239
12 p. 281
13 p. 277