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couverture du livre

Résumé de Difficile liberté (page 3)

La Grâce

S'il est un terme dont Lévinas se défie constamment, c'est la Grâce : l'idée que Dieu puisse déverser sa Grâce - c'est-à-dire sa bonté, son amour, son pardon - sans compter, que l'homme puisse recevoir cette Grâce sans la mériter, voilà ce que la logique de Lévinas ne peut supporter, à plus d'un titre : d'abord, parce que l'existence d'un Dieu infiniment miséricordieux, dispensant sa Grâce à l'infini malgré le péché humain est une atteinte à la « responsabilité » de l'homme (or nous verrons plus loin que la responsabilité est un concept-clé de la pensée de Lévinas) ; ensuite, parce que la Grâce comporte quelque chose d'irrationnel, une forme de mysticisme qui constitue une menace pour l'équilibre de la raison humaine.


Mais écoutons plutôt l'auteur de Difficile Liberté s'exprimer sur ce sujet.

Sur la miséricorde infinie de Dieu, nous citerons un passage, le plus éloigné, nous semble-t-il, de la conception chrétienne :

La possibilité du pardon infini invite au mal infini. La bonté de Dieu amène dialectiquement comme une méchanceté de Dieu. [...] Que la patience divine puisse être à bout, qu'il existe des péchés consommés - c'est la condition du respect porté par Dieu à l'homme pleinement responsable. Sans cette finitude de la patience divine, la liberté de l'homme ne serait que provisoire [...]. L'amour surnaturel de Dieu dans le christianisme de Simone Weil, [...] ne peut signifier que l'amour du mal lui-même. Dieu a aimé le mal, c'est peut-être là - nous le disons avec infiniment de respect - la plus frissonnante vision de ce christianisme et toute la métaphysique de la Passion 1.

Passage bien sévère, qui semble avoir oublié que toute la trame du Premier Testament n'est pas autre chose qu'une suite de pardons accordés par Dieu à son peuple, inlassablement, une suite d'infidélités et de réconciliations durant lesquelles, bien souvent, Dieu fait le premier pas, donnant et redonnant sa Grâce sans compter. A-t-il pour autant fait alliance avec un peuple irresponsable ? Infantile ?

Grâce et Rédemption

C'est dans le mouvement du refus de la Grâce divine, du refus d'un pardon illimité que nous situerons également le rejet de la Rédemption divine, c'est-à-dire de l'Incarnation chrétienne :

Dieu ne peut pas se charger de tous les péchés des hommes ; le péché commis contre l'homme ne peut être pardonné que par l'homme lui-même ; Dieu ne le peut pas. Pour sa gloire de Dieu moral et pour la gloire de l'homme majeur, Dieu est impuissant 2.

Par ailleurs, Lévinas répète à plusieurs reprises que le Dieu du peuple juif se révèle de deux manières, et de deux manières exclusivement : dans la Tora d'une part, et à travers le visage d'autrui, d'autre part. L'incarnation devient donc parfaitement superflue : Le Divin ne peut se manifester qu'à travers le prochain. L'incarnation, pour le juif, n'est ni possible ni nécessaire. Quant à la Rédemption de l'homme par Dieu, elle constituerait certainement une Grâce qui porterait atteinte, là encore, à la responsabilité humaine.


A la Rédemption chrétienne, accomplie « gracieusement » par Dieu au bénéfice de l'homme, Lévinas préfère une rédemption réalisée par l'homme lui-même : La Rédemption est l'œuvre de l'homme. L'homme est l'intermédiaire nécessaire de la Rédemption du monde répète-t-il 4, insistant sur l'idée de l'homme Rédempteur et non pas d'un Dieu Rédempteur 3, la rédemption s'accomplissant ici par le biais de l'amour du prochain, seule réponse possible de l'homme à l'amour divin 5.

Mysticisme

Lévinas se défie également de tout ce qui touche à la mystique, ce qu'il appelle le « numineux », qui s'oppose à la raison et lui fait violence.

Aussi prend-il bien soin, dans plusieurs articles, de définir avec rigueur ce qu'il appelle « vie spirituelle », à l'opposé d'un certain mysticisme ambigu, « enthousiaste » : Rien n'est plus équivoque que le terme de vie spirituelle écrit-il 6. Ne pourrait-on pas le préciser en en excluant tout rapport de violence ?. Or la violence est aussi, pour une grande part, dans le délire poétique et l'enthousiasme [...] ; dans la crainte et le tremblement où le Sacré nous arrache à nous-mêmes [...] Inévitablement un spiritualisme de l'Irrationnel est une contradiction 7.

Pour Lévinas, l'enthousiasme n'est pas la plus pure manière d'entrer en relation avec Dieu écrit-il 8, rappelant plus loin que le terme « enthousiasme » signifie au sens propre « possession par un dieu ». Dans ce sens, le numineux ou le sacré enveloppe et transporte l'homme au-delà de ses pouvoirs et de ses vouloirs. Mais une vraie liberté s'offense de ces surplus incontrôlables. Le numineux annule les rapports entre les personnes en faisant participer les êtres, fût-ce dans l'extase, à un drame dont ces êtres n'ont pas voulu, à un ordre où ils s'abiment. Cette puissance, en quelque sorte sacramentelle du divin, apparaît au judaïsme comme blessant la liberté humaine 9.


Comprenons bien que sont visés ici tous les phénomènes mystiques tels qu'a pu en connaître le christianisme : apparitions, extases, stigmates et autres miracles, considérés à l'égal des cérémonies animistes ou des transes caractéristiques des religions primitives...

À une Sainte-Thérèse qui affirmait que « Tout est Grâce », Lévinas oppose une foi raisonnable, avec un Dieu raisonnablement bon, et un homme raisonnablement responsable.

Tout ce qui s'apparente au surnaturel tombe dans les catégories obscures de l'Irrationnel.

Les œuvres

Lévinas aborde à sa manière l'antique débat entre la Foi et les œuvres, débat que le christianisme a bien connu. Pour l’auteur de Difficile Liberté, l'action humaine et en l'occurrence la pratique de la justice, n'est pas le corollaire ni la conséquence logique de la Foi, mais la Foi elle-même. Il n'y a pas de distance entre les deux.

La relation morale réunit donc à la fois la conscience de soi et la conscience de Dieu. L'éthique n'est pas le corollaire de la vision de Dieu, elle est cette vision même [...] Connaître Dieu, c'est savoir ce qu'il faut faire 10.

Il explique quelques paragraphes plus loin que la justice rendue à l'autre, mon prochain, me donne de Dieu une proximité indépassable [...] Le pieux, c'est le Juste. Justice, est le terme que le judaïsme préfère à d'autres termes plus évocateurs de sentiment.


Nous retrouvons ici la méfiance de Lévinas à l'égard d'une Foi affective, sentimentale, qui selon lui comporte toujours le danger de tomber dans l'Irrationnel. Cette conception de la relation à Dieu, qui ne peut se manifester autrement que par l'amour du prochain, amour en acte, nous laisse à penser que les ordres chrétiens purement contemplatifs (les ermites, pour prendre un cas extrême), qui s'isolent du monde sans avoir d'action sociale, laissent Lévinas sceptique.

A propos de la prière, ne précise-t-il pas : La prière reste sans réponse dans une pièce sans fenêtre [...] Un Dieu se prenant à un tête-à-tête hors tout Israël [...], sans la solidarité avec l'histoire de l'humanité est une abstraction dangereuse, source de suspectes ivresses 11 ?

Certes, le chrétien peut comprendre ce langage, l'amour de Dieu étant effectivement un mensonge sans l'amour du prochain : mais pour lui, la pratique de la justice, l'action sociale, ne sont pas l'accès exclusif à la Divinité. La relation personnelle à Dieu est une réalité qui existe à travers la prière, même « dans une pièce sans fenêtre », sans pour autant sombrer dans l’hystérie du Numineux, et nous sommes convaincus, pour notre part, que le « tête-à-tête » avec Dieu est précisément le moment privilégié de l'existence du croyant.

Auteure de l'article :

Auteure de romans, de nouvelles, d'articles dans différentes revues, Florence Euverte a co-fondé les éditions Inédits, qui proposent un accompagnement dans la réalisation et la publication de livres collaboratifs.

1 p. 197-198
2 p. 83-84
3 p. 269
4 p. 268
5 p. 267
6 p. 18
7 p. 19
8 p. 49
9 p. 29
10 p. 33
11 p. 376