1. Accueil
  2. Auteurs
  3. Levinas
  4. Difficile liberté
  5. Page 2
couverture du livre

Résumé de Difficile liberté (page 2)

Etre juif : l'approche d'Emmanuel Lévinas

Définir l'essence du judaïsme n'est pas une chose aisée. À la question : « pour vous, qui est le peuple juif ? », l'homme de la rue répondra sans doute : une nation ; une culture ; au mieux : une religion ; au pire : une race ! Quoi qu'il en soit, il y a fort à parier que la personne interrogée s'embourbera vite dans d'obscures définitions... À sa décharge, nous citerons ici une réflexion de Lévinas qui permet de saisir d'emblée la complexité du sujet :

L'appartenance au judaïsme se révèle comme singulièrement tenace chez ceux-là mêmes qui ne donnent aucun sens religieux à cette appartenance [et] confessent le judaïsme en demeurant hostiles à toute manifestation confessionnelle, [refusant] tout autant de s’identifier à une nationalité juive, à l'État juif, et encore moins à une prétendue race juive 1.

Le problème reste donc entier, et Lévinas lui-même ne prétend pas, malgré la profondeur de son analyse, avoir défini une bonne fois pour toutes l'essence même du judaïsme, malgré les quatre cents pages de Difficile Liberté !


Nous essaierons, dans un premier temps, de mettre le doigt sur la singularité du judaïsme par contraste avec d'autres religions ou sensibilités : en effet, bien que Lévinas se refuse à définir le judaïsme par opposition au christianisme, au bouddhisme ou à l'islam 2, il nous a semblé cependant, au travers de nombreux passages, qu'il prenait bien soin de souligner les différences majeures qui séparaient définitivement et radicalement le judaïsme des autres religions ou cultures, et nous souhaitons mettre en lumière ces différences, pour ne pas dire ces incompatibilités.

Dans un deuxième temps, nous tenterons une définition plus « interne » du judaïsme, en cherchant à dégager ce qui fait sa spécificité : nous évoquerons notamment la Thora, le sens de l'éthique juive, et enfin la question du messianisme.

1. Le judaïsme : une rupture

Rupture avec les païens

La caractéristique essentielle du judaïsme par rapport au reste de l'humanité est sans aucun doute, et de toute éternité, sa fracture radicale avec le paganisme, comme le rappellent non seulement Lévinas, mais avant lui les textes ancestraux de toute l'Ecriture Sainte et du Talmud.

À cet égard, la lutte millénaire du judaïsme contre le paganisme dépasse de loin la simple contestation du polythéisme par la Révélation du Dieu Unique. Comme l'indique Lévinas, l'idolâtrie n'est pas combattue pour ses erreurs mais pour la dégénérescence morale qui l'accompagne, dégénérescence qui découle certainement de la sacralisation du monde, de la nature, du sol :

La voilà donc l'éternelle séduction du paganisme, par-delà l'infantilisme de l'idolâtrie, depuis longtemps surmonté. Le sacré filtrant à travers le monde - le judaïsme n'est peut-être que la négation de cela [...] Le mystère des choses est la source de toute cruauté à l'égard des hommes 3.

L'auteur de Difficile Liberté s'explique : L'implantation dans un paysage, l'attachement au Lieu, sans lequel l'univers deviendrait insignifiant et existerait à peine, c'est la scission même de l'humanité en autochtones et en étrangers.


Ce que Lévinas dénonce à travers le paganisme, c'est donc toute une conception de l'attachement au Lieu, ce qu'il appelle à plusieurs reprises « l'enracinement », « l'esprit local », source, bien sûr, de toutes les haines, depuis la querelle de clocher jusqu'à la xénophobie la plus meurtrière :

Le paganisme, c'est l'esprit local : le nationalisme dans ce qu'il a de cruel et d'impitoyable [...] L'arbre pousse et se réserve toute la sève de la terre. Une humanité enracinée qui possède Dieu intérieurement est une humanité forêt, une humanité pré-humaine 4.

À cet esprit qui prend racine, pour suivre l'image utilisée, Lévinas oppose l'avènement de l'Ecriture, qui n'est pas la subordination de l'esprit à une lettre, mais la substitution de la lettre au soi, car toute parole est déracinement. Toute institution raisonnable est déracinement 5.

Et c'est, bien sûr, de cette parole humanisante que se réclame le judaïsme. Ainsi, l'homme juif découvre l'homme avant de découvrir les paysages et les villes [...]. Il comprend le monde à partir d'autrui plutôt que l'ensemble de l'être en fonction de la terre 6. Nous voilà revenus au concept-clé de toute la philosophie de Lévinas : le primat de la relation à autrui.

Rupture avec les chrétiens

Il ne faudrait pas croire, à la lecture de ces passages, que le christianisme sorte tout à fait indemne de cette analyse du paganisme. L'auteur, à cet égard, ne mâche pas ses mots :

C'est peut-être sur ce point que le judaïsme s'éloigne le plus du christianisme. La catholicité du christianisme intègre les petits et touchants dieux familiers dans le culte des saints, les cultes locaux. En la sublimant, le christianisme maintient la piété enracinée, se nourrissant des paysages et des souvenirs familiaux, tribaux, nationaux. C'est pourquoi il conquit l'humanité. Le judaïsme n'a pas sublimé les idoles, il a exigé leur destruction 7

.

Chrétiens, païens, même combat ! Seuls les juifs échappent à l'idolâtrie.

Toutefois, le périmètre du judaïsme délimité par Lévinas par rapport au christianisme est loin de se réduire à cette question de l'enracinement ou de l'esprit local, dans lequel tous les chrétiens ne se reconnaîtront peut-être pas.

En revanche, sur des questions moins « culturelles », et plus proprement théologiques, la confrontation entre judaïsme et christianisme consomme une rupture sans retour, notamment sur trois points qui nous ont paru essentiels, et que nous traiterons successivement : le thème de la Grâce, celui des œuvres, et enfin la question du Premier Testament compris (ou mal compris ?) par les chrétiens.

Auteure de l'article :

Auteure de romans, de nouvelles, d'articles dans différentes revues, Florence Euverte a co-fondé les éditions Inédits, qui proposent un accompagnement dans la réalisation et la publication de livres collaboratifs.

1 p. 346
2 p. 156
3 p. 325
4 p. 195
5 p. 194
6 p. 40
7 p. 327